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Aurélia Nguyen est directrice générale de Covax depuis novembre 2020. Le magazine Time la classe parmi les 100 personnalités à suivre de près cette année, soulignant que la «santé du monde est entre ses mains». C’est en tout cas à cette Franco-Vietnamienne que revient la responsabilité de faire fonctionner cette structure nouvelle. Covax est le pilier vaccins de l’Accélérateur ACT devant faciliter l’accès aux diagnostics, aux moyens thérapeutiques et aux vaccins relatifs au Covid-19. Face à un nationalisme exacerbé, Covax a fait l’objet de sévères critiques pour avoir échoué à obtenir suffisamment de doses pour vacciner en particulier les pays du Sud. Mais Aurélia Nguyen nourrit un nouvel optimisme. Elle tire un bilan intermédiaire pour Le Temps.

Le Temps: Les Etats-Unis ont annoncé il y a une semaine qu’ils allaient donner les 3/4 des 80 millions de doses de vaccins destinés à l’étranger à la structure Covax. Est-ce un tournant?

Aurélia Nguyen: C’est une excellente nouvelle qui répond à un besoin fondamental. La couverture vaccinale avance bien dans les pays développés, mais elle traîne dans les pays en voie de développement. Ces nouvelles doses vont être très utiles pour les pays où les taux de vaccination sont faibles. Ce don montre aussi que les Etats-Unis s’engagent dans un mécanisme multilatéral et global. Leur apport de 4 milliards de dollars à Covax et GAVI [l’Alliance du vaccin, ndlr] sera extrêmement utile pour conclure de nouveaux contrats avec des fournisseurs de vaccins cette année et en 2022.

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Qu’en est-il de la Chine, de l’Inde et de la Russie?

Pour la Chine, deux de ses vaccins, Sinovac et Sinopharm ont reçu l’autorisation d’urgence de l’OMS. Nous sommes en discussion avec elle pour bien comprendre le profil de ces vaccins, leurs volumes et leurs prix. Au sujet de l’Inde, nous discutons aussi étroitement avec le gouvernement. Il est évident que face à la tragédie qu’elle traverse, l’Inde a besoin de ses propres doses. Mais une fois que la pandémie sera sur une meilleure trajectoire, nous avons bon espoir d’obtenir davantage de doses, le gouvernement et les producteurs indiens demeurant des acteurs cruciaux dans ce domaine. Quant à la Russie, nous nous référons à l’OMS pour voir le rôle qu’un vaccin comme Spoutnik V pourrait avoir dans le portefeuille Covax. Des questions réglementaires se posent encore en termes de sûreté et d’efficacité du vaccin. Nous suivons le processus d’autorisation d’urgence mené par l’OMS.

On dit que Covax est bien financé, mais souffre d’un manque criant de doses. Où en est-on?

Trois choses nous sont importantes. Nous avons besoin d’un financement adéquat. A ce titre, nous avons levé 2,4 milliards de dollars supplémentaires la semaine dernière au sommet organisé par le Japon et GAVI. Cela nous porte à 9,6 milliards de dollars, soit davantage que l’objectif que nous nous étions fixé. Cela permettra de couvrir les besoins pour 2021. Nous avons conclu des contrats pour 2 milliards de doses, mais nous avons un urgent besoin de nouvelles doses pour vacciner le plus de monde possible maintenant. Or certains de nos contrats ne nous permettront de toucher des doses que plus tard dans l’année. Nous nous attelons enfin à mettre en place, surtout dans les pays en voie de développement, les infrastructures nécessaires pour utiliser les doses à bon escient. Ce programme avance à une vitesse et à une échelle sans précédent.

Pour l’heure, seuls 2% de l’Afrique sont vaccinés alors que 2 milliards de doses ont été administrées dans le monde. Le docteur Tedros, patron de l’OMS, parle d’un «échec moral». Pourquoi ce fossé Nord-Sud s’est-il à nouveau creusé?

Les pays riches se sont réservé de larges volumes de vaccins par les contrats qu’ils ont conclus. La distribution des doses est très inéquitable. Covax a été créée précisément pour rectifier le tir. C’est sa raison d’être. Ce qu’il y a de réconfortant, c’est que nous avons l’infrastructure. Nous avons livré jusqu’ici 80 millions de doses dans 127 pays. Pour l’Afrique, c’est clairement insuffisant. Nous en sommes à 19 millions de doses dans 43 pays. Nous avons un urgent besoin de plus gros volumes. Or il y a environ un milliard et demi de doses sous contrats dont certains pays n’ont pas besoin même s’ils vaccinent la totalité de leurs populations adultes. Nous exhortons à libérer ces doses.

L’Afrique sera-t-elle vaccinée correctement?

Nous pourrons vacciner 20%, peut-être même 30% de la population en Afrique en 2021 et au début de 2022. Pour l’heure, les volumes de vaccins sont insuffisants, mais ils vont augmenter très rapidement au cours du dernier trimestre. Il faudrait pouvoir accélérer le processus pour vacciner davantage maintenant. A cet égard, l’apport américain et de l’Union européenne (100 millions de doses) sera très utile.

Selon certains experts, Covax s’inscrit trop dans une aide au développement paternaliste et insuffisamment dans un multilatéralisme large…

Covax répond à une vision multilatérale globale pour résoudre un problème global. Avec 192 membres, nous avons dépassé nos attentes. Pour nous, il y a deux axes: il y a un côté aide au développement et un aspect accès au vaccin d’un point de vue financier, structurel et contractuel. On peut estimer que les problèmes non financiers d’accès aux vaccins vont se résorber. Mais actuellement, nous avons des pays qui ont les moyens financiers, mais qui ont des problèmes d’accès au vaccin. C’est là que Covax intervient.

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Comment appréhendez-vous la question des brevets que l’administration Biden souhaite temporairement lever?

Pour nous, tout ce qui contribue à lever les barrières entravant l’accès aux vaccins est bienvenu. Il faut réfléchir en trois temps. A court terme, il faut impérativement que les doses déjà sous contrats soient données et que les restrictions sur les exportations de matières premières et de vaccins soient levées. A moyen terme, les transferts de technologie seront essentiels. Une diversification de la production s’impose. Mais avant de créer de nouvelles capacités, il faut utiliser celles déjà existantes. A long terme, il importera de travailler sur les questions de propriété intellectuelle et de savoir-faire. Il ne sert à rien de confier la formule d’un vaccin si on ne sait pas comment procéder.

Les problèmes liés à AstraZeneca ont-ils contribué à éroder la confiance dans les vaccins?

Pour l’instant, avec les vaccins d’AstraZeneca et Johnson & Johnson, les bénéfices du vaccin sont largement supérieurs aux risques. Les gens peuvent avoir des questions tout à fait légitimes à ce sujet. Dans une ère de la désinformation, il importe d’organiser une information de qualité et de recourir à des personnes d’influence dans les communautés pour augmenter l’acceptation du vaccin. Mais nous devons continuer à évaluer les produits.

Parmi les cogérants de Covax, il y a l’OMS. Or selon un audit externe, celle-ci, dotée d’un faible budget, connaît des problèmes de gestion. Est-elle à la hauteur de la tâche?

Covax est un énorme défi de gestion, un défi financier et humain. Nous sommes en train de mettre en place une organisation dans un temps record et de façon virtuelle. Heureusement, nous nous reposons sur des institutions (OMS, CEPI, GAVI et Unicef) fortes d’une grande expérience.

Le multilatéralisme est en crise. La structure Covax va-t-elle néanmoins perdurer et permettre de mieux affronter une future pandémie?

C’est notre espoir. J’espère qu’on tirera les leçons de ce qui a bien marché et de ce qui a moins bien fonctionné. Si on peut maintenir en place les processus et les infrastructures qu’on a créés, cela permettrait d’agir plus rapidement la prochaine fois. Ce qui m’inquiète toutefois, c’est qu’une fois que la présente pandémie sera passée, on risque de passer à autre chose. Mais si, par nos efforts, les systèmes de santé arrivent à mieux réagir à l’avenir et à montrer une plus grande résilience, ce sera un vrai pas en avant.