Les Etats-Unis ont aujourd'hui en Afghanistan un problème de synchronisation. Leur campagne de bombardements permet à l'opposition armée de progresser de manière spectaculaire, comme le prouve l'arrivée hier de certaines troupes rebelles à cinq kilomètres seulement de l'une des plus grandes villes du pays, Mazar-i-Charif. Mais ils doivent absolument trouver une solution politique au conflit avant que la situation militaire ne bascule. D'où l'urgence du voyage actuel du secrétaire d'Etat américain Colin Powell au Pakistan et sa décision, annoncée lundi, de se doter en la personne de Richard Haass d'un «envoyé spécial» sur le terrain. Sur cette course contre la montre, interview de Pierre Centlivres*, ancien directeur de l'Institut d'ethnologie de Neuchâtel.

Le Temps: Quel projet politique les Etats-Unis ont-ils pour l'Afghanistan?

Pierre Centlivres: Ils souhaitent trouver un régime de substitution à celui des talibans, faute de quoi l'Afghanistan sera à nouveau condamné au chaos. Mais la tâche qu'ils se sont fixée est ardue puisqu'elle consiste à concilier les intérêts de toutes sortes de factions locales et ceux des pays voisins, comme le Pakistan, très soucieux d'éviter l'émergence d'un pouvoir hostile à ses portes, et l'Iran, opposé à l'apparition d'un «porte-avions» américain dans la région.

– Quelle est la condition d'un pouvoir stable à Kaboul?

– Le conflit n'est plus idéologique aujourd'hui, mais largement ethnique. Il s'agit donc pour l'essentiel d'assurer un partage du pouvoir entre les différents peuples d'Afghanistan, à commencer par le principal d'entre eux (ndlr: 40% de la population), les Pachtouns. Si le leader de l'Alliance du Nord, le «président» tadjik Burhanuddin Rabbani, n'est pas parvenu à garder le pouvoir il y a quelques années, c'est notamment pour n'avoir pas réussi à se rallier ces derniers. Les Pachtouns, qui sont à nouveau les maîtres de Kaboul, n'accepteront de lâcher les talibans que s'ils se sentent suffisamment représentés sous le régime suivant.

– Il est beaucoup question de réunir une large assemblée de notables (une «Loya Jirga» dans le vocabulaire local) pour élire de nouvelles autorités. Cela permettrait-il effectivement à l'Afghanistan de repartir sur des bases solides?

– La Loya Jirga n'est pas une solution miracle. Dans le passé, elle a surtout servi à légitimer ou à renforcer une décision prise par un pouvoir établi, telle l'accession au trône de Nader Shah, le père du roi Zaher dont on parle beaucoup aujourd'hui. Le procédé est classique. D'ailleurs le chef des talibans, le mollah Omar, y recourt à sa manière lorsqu'il prend la peine de convoquer des assemblées de théologiens avant de prendre de graves décisions sur la destruction des Bouddhas de Bamyan ou le sort de Ben Laden.

– Quels scénarios se dessinent aujourd'hui?

– Il y a un scénario optimiste: une victoire militaire rapide des Etats-Unis, l'installation d'un pouvoir post-taliban décentralisé mais capable de contrôler les chefs de guerre locaux et surtout l'arrivée d'une aide internationale très, très importante – aide humanitaire bien entendu mais aussi aide à la reconstruction du pays en général et de l'Etat en particulier: il faut absolument que la paix rapporte des dividendes. Et puis il y a deux scenarii pessimistes. Des armées occidentales qui s'embourbent, c'est-à-dire multiplient les opérations militaires sans parvenir à l'emporter, créent une situation inacceptable en provoquant de trop nombreuses victimes civiles et finissent par s'aliéner plus encore d'Afghans et de musulmans qu'aujourd'hui. Ou alors, des talibans qui, même défaits par les Américains, réussissent à poursuivre la guerre depuis l'un ou l'autre de leurs fiefs et empêchent toute stabilisation de la région.

* Pierre Centlivres est notamment l'auteur des «Bouddhas d'Afghanistan», aux Editions Pierre-Marcel Favre.