Russie
La catastrophe du Sinaï rappelle le mauvais état de la sécurité aérienne en Russie. Le Kremlin refuse toute relation entre la tragédie et son engagement militaire en Syrie

Bien que la piste d’un attentat soit toujours d’actualité, le crash dans le Sinaï samedi attire de nouveau l’attention sur la mauvaise réputation du transport aérien russe. L’examen des boîtes noires de l’Airbus A321 a débuté mardi et pourrait prendre plusieurs semaines. CNN rapportait hier qu’un satellite militaire américain avait détecté un flash de chaleur venant de l’appareil peu avant qu’il ne s’écrase, suggérant une explosion à bord. L’organisation Etat islamique a affirmé dès samedi avoir «fait tomber» l’avion russe en représailles aux bombardements en Syrie, mais sans apporter aucune preuve.
Habitués aux catastrophes aériennes à répétition, les officiels et les médias russes pointent du doigt la responsabilité de la compagnie aérienne Kogalymavia (qui opère sous le nom de Metrojet). Des témoignages d’anciens salariés (tous anonymes) racontent que la compagnie verse les salaires avec plusieurs mois de retard et que certains appareils sont dans un état lamentable. L’A321 qui s’est écrasé avait changé quatre fois de propriétaire en 18 ans et subi un incident en 2001 au niveau de la queue.
Le vol 9268, qui a coûté la vie à 224 personnes, reste à ce jour la plus grave catastrophe aérienne du pays. Selon l’IATA, l’incidence des décès en vol en Russie est quatre fois supérieure à la moyenne mondiale.
Pilotes mal formés ou ne respectant pas les consignes de sécurité, contrefaçon des pièces de rechange, maintenance bâclée sont les principaux fléaux de l’industrie. L’alcool est responsable d’au moins deux catastrophes: l’an dernier, un conducteur de chasse-neige ivre s’est aventuré sur une piste de décollage de l’aéroport Vnoukovo à Moscou, où il a été percuté par l’avion du PDG de Total Christophe de Margerie (4 morts). En 2008, un Boeing 737 s’est écrasé à Perm, aux portes des montagnes de l’Oural, tuant les 86 personnes à bord. L’autopsie a révélé que l’un des pilotes était ivre.
Même si les Tupolev et autres appareils soviétiques ont presque tous été mis au rebut, l’expression «tombeaux volants» a ressurgi dans la presse. Résultat, les ventes de voyages à l’étranger se sont effondrées depuis le week-end, rapportent les agences de voyages. Friands de destinations tropicales, les Russes se conforment aux vœux des autorités, qui présentent l’étranger comme hostile et incitent à visiter la Crimée récemment annexée.
Réputation du pays en jeu
Les officiels proposent des mesures radicales pour améliorer la sécurité aérienne, non sans arrière-pensées commerciales. Le directeur de l’administration présidentielle, Sergueï Ivanov – réputé être l’homme le plus proche de Vladimir Poutine –, parle d’interdire les compagnies disposant de moins de 20 avions. Le tout sur fond de faillite controversée de la première compagnie aérienne privée russe, Transaero, dont bénéficie son concurrent Aeroflot, contrôlé par l’Etat. Un député a réclamé l’interdiction des appareils de plus de 15 ans.
Démagogie, répondent les experts. «Dix-huit ans [l’âge de l’A321 qui s’est écrasé] n’est pas un âge limite», estime Pavel Loukachevitch, expert indépendant. «Ce qui compte, c’est la qualité de la maintenance. C’est cela qui pose problème en Russie.» Pour Roman Goussarov, également expert en aviation, «des avions de 20 à 25 ans volent dans le monde entier, y compris dans la flotte de grandes compagnies occidentales. Ils ne sont pas considérés comme dangereux.»
La version d’une nouvelle défaillance du régulateur russe pose préjudice à la réputation du pays. Mais le Kremlin préfère cette version à celle d’un attentat. A chaque fois qu’une dépêche penche en faveur du terrorisme, un démenti officiel tombe sèchement. Hier, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a demandé aux médias de ne pas faire le lien entre la catastrophe et une vengeance contre l’opération militaire russe en Syrie, qui a fait bondir la cote de popularité de Vladimir Poutine. La réputation de la Russie est une chose. Celle du président en est une autre.