«Nous avons hérité d’une armée en guenilles»

Ukraine L’opération pour reprendre les localités occupées à l’est patine

Le chef du Conseil de sécurité nationale et de défense s’explique

Andriy Parubiy, secrétaire du Conseil de sécurité nationale et de défense, est sur des charbons ardents. Alors que l’insurrection menace l’est de l’Ukraine, tous les regards se tournent vers lui: l’armée ukrainienne est-elle prête? L’opération militaire lancée pour reprendre les localités tombées aux mains des milices pro-russes va-t-elle aboutir? Plusieurs heures durant, mercredi matin, il a répondu aux questions des députés de la Rada, le parlement ukrainien. Il centralise toutes les informations, coordonne les forces de sécurité mais, comme il l’explique au Temps, sa marge de manœuvre est limitée par la capacité de l’armée.

Le Temps: Au-delà des rumeurs concernant l’implication du Kremlin dans les troubles qui agitent l’est depuis dix jours, avez-vous les preuves de la présence d’agents russes en Ukraine?

Andriy Parubiy: Nous avions des soupçons, mais nous avons désormais les preuves des manigances russes. Nous avons arrêté près de 20 agents du GRU et du FSB [les services secrets russes] dans l’oblast de Lougansk. Ils ont parlé et leurs témoignages sont accablants. Un réseau qui comprend plusieurs centaines d’agents russes a été mis en place ces dernières années. Il bénéficie de caches d’armes, de moyens de communication et reçoit ses ordres de Moscou, par le biais d’officiers de liaison. Les documents et les armes saisis ne laissent planer aucun doute sur les responsabilités. Une enquête est en cours qui présentera bientôt ses conclusions.

– L’insurrection pro-russe peut-elle s’étendre à d’autres localités du sud et de l’est?

– L’opération lancée par Moscou n’est qu’un demi-succès. A Donetsk, et dans les localités alentour, le chaos règne. Mais à Kharkov, à Odessa, à Dniepropetrovsk, les tentatives de déstabilisation ont échoué. Le Kremlin espérait que les russophones ukrainiens accueilleraient les sécessionnistes avec des fleurs. Mais seuls les extrémistes ont rejoint les agitateurs.

– Vous avez lancé lundi une opération «antiterroriste» pour rétablir l’ordre dans les villes insurgées. Combien d’hommes y participent?

– Les forces spéciales du gouvernement de l’intérieur, unités Alpha et Omega, ainsi que les services de renseignement (FBU) y participent; en tout, quelques milliers d’hommes. L’armée est quant à elle mobilisée aux frontières pour défendre le territoire contre une possible invasion russe, qui peut venir du nord, de l’est ou de Transnistrie. Enfin, les supplétifs de la Garde nationale seront affectés à la surveillance et à la protection de sites sensibles.

– Les forces de sécurité semblent impuissantes à endiguer le mouvement séparatiste. La mairie de Donetsk a été occupée mercredi matin et les milices pro-russes se sont emparées de six blindés légers. Quels sont les plans?

– Nous voulons absolument éviter un bain de sang. Les miliciens ont mis aux avant-postes des civils, grands-mères et bambins, pour protéger leurs hommes en armes. Il ne s’agit pas de déploiements spontanés, mais d’une tactique cruelle qui utilise des boucliers humains. Et ça marche, car les membres des forces de sécurité ne tirent pas sur leur propre peuple. Pour l’instant, nous occupons les axes routiers, entourons les agglomérations, contrôlons les frontières. L’opération antiterroriste prendra le temps qu’il faudra.

– Des unités de police, notamment à Donetsk, ont retourné leur veste. Pouvez-vous compter sur la loyauté de l’armée en cas de confrontation?

– A chaque ordre que je donne, je sens le sol se dérober sous mes pieds. Nous avons hérité d’une armée en guenilles, sous-entraînée et sous-équipée. Durant son mandat, Viktor Ianoukovitch s’est évertué à affaiblir la défense nationale en la privant de moyens. Il y est objectivement parvenu: elle n’est pas prête à faire la guerre et une partie des officiers restent fidèles à l’ancien régime. Il en va de même avec la police et les services secrets, particulièrement dans l’est. Nous avons commencé à faire le ménage, mais il faudra du temps. Toutefois, j’ai sondé les troupes et je peux assurer qu’il s’y trouve de nombreux patriotes prêts à se battre pour défendre la nation.

– Le scénario d’une invasion russe est-il crédible?

– Moscou nous fait passer des avertissements très clairs par l’intermédiaire d’autres gouver­nements. Concrètement, depuis la semaine dernière, les menaces se sont précisées: si nous tentons de déloger les hommes armés qui occupent des bâtiments officiels, l’armée russe envahira l’est de l’Ukraine. La menace, répétée, n’a rien d’une plaisanterie, car ils ont 40 000 hommes massés à la frontière.

– Pourtant, vous avez lancé l’opération «antiterroriste»?

– Avec une extrême prudence, pour ne pas envenimer la situation, pour ne pas faire couler le sang et pour ne pas donner de prétexte à une invasion. Si nous ne faisons rien, Moscou avance ses pions. Et si nous agissons, Moscou menace d’avancer ses pions.

– Qu’attendez-vous des discussions de Genève?

– Sans détour, l’élément clé, c’est [le président Vladimir] Poutine. Le monde doit le contrer en augmentant les sanctions. Notre armée ne fait pas le poids contre celle de la Russie, mais elle se prépare, pourrait résister et occasionner des coûts et des dommages importants à l’ennemi. La résistance sur le terrain conjuguée aux sanctions diplomatiques et économiques peut dissuader Vladimir Poutine de se lancer dans une aventure militaire périlleuse. L’autre option, c’est la guerre à grande échelle; l’Ukraine qui s’embrase et, probablement, d’autres pays aussi.