Ils sont une dizaine de convives, attablés autour de mezze servis par deux domestiques philippines, dans le décor d'une vieille salle à manger ottomane aux murs de pierre sculptés. Sur l'écran de la télévision, branchée 24 heures sur 24, les images des villages du sud aplatis par les frappes israéliennes passent en boucle et suscitent à chaque fois une volée de commentaires outragés.

Pierre L., économiste libanais de renom, ne donne pas l'impression de vivre avec ses amis dans un pays en guerre. Tout autour de sa demeure familiale de Baabdat, ville chrétienne maronite, les terrasses des cafés sont pleines. En fin de journée, les amis et les parents proches remontent de Beyrouth en voiture pour passer la nuit ici, sur la montagne. L'autre Liban, celui qui échappe au rouleau compresseur militaire israélien, observe le conflit avec l'angoisse de se retrouver pris dans l'engrenage.

La guerre n'est pourtant pas loin. Le Pays du Cèdre est un mouchoir de poche. «Je travaillais à Saïda, raconte Yassine, un journaliste sunnite. J'y allais chaque matin en trente à quarante minutes par l'autoroute.» Rien de tel aujourd'hui. L'autoroute en question a été coupée par les bombardements au moins dix fois. La route de montagne Beyrouth-Saïda-Tyr, par le fief druse de Moukhtara et la ville chrétienne de Jezzine, prend entre deux et trois heures selon le flux de véhicules civils en fuite. Les convives de Baabdat vivent depuis le 12 juillet dans une bulle que seule l'arrivée des déplacés chiites a un peu crevée: «Je reçois des appels de mes cousins des Etats-Unis, affolés, persuadés que nous sommes sous les décombres», sourit Pierre. Une nouvelle tournée d'apéritifs circule. Charles, un Libano-Suisse, parle de ces «deux Liban» que le conflit n'a pas encore réunifiés: celui de la bonne société, musulmane ou chrétienne, protégée dans ses villégiatures montagnardes épargnées par les avions et les drones israéliens. Et celui du petit peuple chiite, écrasé sous les bombes à Beyrouth-Sud, dans la Beqaa et dans les régions méridionales de Tyr, Nabatiye ou Naqoura. Pas ramassé depuis le matin, un exemplaire du quotidien L'Orient le jour résume cette dichotomie en un titre: «La guerre va-t-elle de nouveau nous diviser?»

L'autre Liban sait tout néanmoins. L'information circule. A Baabdat, les écoles ouvertes pour accueillir les réfugiés chiites du sud sont devenues le point de ralliement de la générosité des «épargnés» qui n'ont pas encore connu les bombes. On vient réconforter les femmes ou proposer des activités aux enfants. Faad, un vieillard originaire de la ville pilonnée de Bent Jbeil, présente sa famille à une dame à la mise soignée, le visage barré de grosses lunettes de soleil à la mode. «Dites bien que nous souffrons de cette situation, lance Pierre, l'hôte du dîner. Nous savons notre chance. Ce n'est pas du cynisme.»

Le Liban, en trois semaines de guerre, a repris ses réflexes d'antan. «Nos jeunes ne savaient plus ce qu'est une bombe, un abri, un tir de sniper. Et c'est tant mieux», lâche Tony, chauffeur de riches familles du golfe Persique, après avoir été dans les années 70-80 l'un des chiens de guerre les plus redoutés de la famille Chamoun, l'une des dynasties chrétiennes libanaises. Beyrouth, par exemple, s'est adaptée. Les magasins ont rouvert. Les voitures se risquent de nouveau sur le front de mer. Mais la nuit tombe comme un rideau de fer. C'est en haut, dans la montagne, que tout se passe. Quantité de villas vides ont trouvé des locataires le temps des hostilités. Et, comme toute activité économique a cessé, hormis le petit commerce de proximité, l'on s'invite beaucoup. Pour parler. Pour regarder Al-Manar, la chaîne de TV du Hezbollah qui continue d'émettre. Pour éviter d'avoir peur lorsque retentissent les frappes en contrebas.

Même à Tyr, le grand port du sud, cette coexistence des deux Liban intrigue. Près du vieux port de pêche, au cœur du quartier chrétien, Madonna Baradi, une plantureuse quinquagénaire, règne sur les lieux, trouvant des logements en urgence aux journalistes, fixant les prix (à la hausse: 100 dollars la nuit contre 50 voici quinze jours...). La maison d'hôtes Al Fanar, belle bâtisse ancienne près du sémaphore, sert de QG à la presse. Elle attire les personnalités de la ville. Ce Liban se protège comme il peut d'une guerre qui le trouve désarmé. Il suffirait d'un obus israélien pour que cette parenthèse s'achève. Tous le savent. Car, depuis le 12 juillet, la vraie vie s'est arrêtée. A Tyr, le long de la mer, sur le littoral dont le réaménagement est financé par la Banque mondiale, les bulldozers de la municipalité sont restés là où les ouvriers les ont abandonnés. Au loin, sur la côte sans cesse frappée, les seules lumières visibles de nuit sont celles de la magnifique villa d'une famille de diamantaires, partie se réfugier à Dubaï. Seuls restent, dit-on, les serviteurs. Le Liban qui survit est paralysé et se sent abandonné.