C’est la plus grosse manifestation depuis la chute de la dictature de Nicolae Ceausescu. A Bucarest et dans les grandes villes roumaines, entre 200 000 et 300 000 personnes ont protesté dans la nuit de mercredi à jeudi pour dénoncer les décisions prises par le gouvernement socialiste pour assouplir la lutte contre la corruption. Celui-ci a validé en catimini lundi soir trois ordonnances qui limitent drastiquement le pouvoir des procureurs et des juges. Les textes donnent un coup d’arrêt à la campagne anticorruption qui a envoyé derrière les barreaux plus de 1500 hommes politiques et hauts fonctionnaires ces dernières années.

Après la Hongrie et la Pologne, l’Etat de droit roumain est devenu un nouveau sujet d’inquiétude pour les capitales occidentales. Avec un gouvernement de gauche, cette fois, depuis la victoire des socialistes aux législatives de décembre 2015. «La lutte anticorruption doit progresser, pas être défaite, a déclaré le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker. Nous suivons les derniers développements en Roumanie avec grande préoccupation.»

Infractions dépénalisées

L’ambassade de France à Bucarest a rendu publique une déclaration à laquelle se sont ralliées les ambassades d’Allemagne, des Pays-Bas, de Belgique, des Etats-Unis et du Canada. «Les actions du gouvernement remettent en question les progrès que la Roumanie a faits pour renforcer l’Etat de droit et combattre la corruption, selon le communiqué de l’ambassade. Les décisions du gouvernement risquent d’affecter les partenariats fondés sur nos valeurs communes.»

Les décrets gouvernementaux dépénalisent plusieurs infractions. L’abus de pouvoir n’entraînera une peine de prison qu’à condition de provoquer un préjudice supérieur à 44 000 euros. Ce décret devrait permettre au président du Parti social-démocrate (PSD), Liviu Dragnea, d’échapper au principal chef d’accusation qui pèse sur lui dans un procès qui s’est ouvert mardi au sujet d’emplois fictifs. Dans ce dossier, les procureurs ont estimé le préjudice à 24 000 euros.

«Journée de deuil pour l’Etat de droit»

Le chef des socialistes a déjà à son actif une condamnation à deux ans de prison avec sursis pour fraude électorale, qui l’a empêché d’occuper le poste de premier ministre. Un projet de grâce visant environ 2500 détenus, soumis au parlement, devrait le blanchir complètement.

Les magistrats ont vivement critiqué les décisions du gouvernement, et le président libéral Klaus Iohannis a dénoncé les dérapages de l’exécutif dirigé par Sorin Grindeanu, mis en place par Liviu Dragnea. «Aujourd’hui, c’est une journée de deuil pour l’Etat de droit, a déclaré le chef de l’Etat mercredi. Le gouvernement a ignoré le rêve de millions de Roumains libres qui veulent vivre dans un pays nettoyé de la corruption. Le contrôle par la majorité au parlement n’est pas un chèque en blanc pour faire n’importe quoi.»

«Les mesures prises par le gouvernement visent à exonérer de leur responsabilité tous les hauts fonctionnaires accusés de corruption, explique Laura – Codruta Kövesi, la procureure en chef du parquet national anticorruption (DNA), fer de lance de la campagne qui a secoué la classe politique ces dernières années. C’est révoltant et c’est un risque majeur pour le système judiciaire.»

«Un quart de siècle en arrière»

Les décrets du gouvernement vont permettre à plus de 2000 personnes qui font l’objet d’une enquête pénale pour abus de pouvoir d’échapper à la justice. Le montant des préjudices est de 1 milliard d’euros, une somme significative dans un pays où le salaire minimum est de 350 euros par mois.

«Ce gouvernement va tomber comme Ceausescu il y a vingt-sept ans, affirme Valentin Firitoiu, un petit entrepreneur de Bucarest qui a participé aux manifestations de mardi soir. Les socialistes nous renvoient un quart de siècle en arrière, mais nous n’allons pas les laisser faire. C’est la corruption qui a poussé des millions de Roumains à partir travailler à l’Ouest. Il est temps qu’on arrête cette bande de voleurs qui nous gouverne.» De nouvelles mobilisations sont prévues dans les prochains jours.

La manifestation a été entachée par des violences provoquées par un groupe de supporteurs des équipes de football de Bucarest, certains estimant qu’ils ont pu être envoyés pour déstabiliser la contestation. Jeudi matin, le ministre de l’Entrepreneuriat, Florin Jianu, a par ailleurs annoncé sa démission sur Facebook. «La Roumanie ne mérite pas ce qui est en train de se passer», a-t-il expliqué, en dénonçant les mesures du gouvernement.