Juché sur un véhicule de l’avant blindé, un officier cherche à convaincre les manifestants antigouvernementaux, surnommés les «chemises rouges», en psalmodiant dans un micro. «Rentrez chez vous. Ne faites pas de peine à vos parents. Il fait trop chaud pour être dehors», hurle-t-il avant de remercier les militants de leur compréhension. Quelques minutes plus tard, d’autres arguments, plus convaincants, retentissent: une volée de balles en caoutchouc tirée par des militaires dans la foule qui, à 200 mètres, barre l’avenue Rama IV, suivie de rafales à balles réelles au-dessus des têtes.

Surpris, les «chemises rouges» reculent, avant de se regrouper et de riposter à coups de lance-pierres et de fusées artisanales bourrées de poudre. «Les militaires veulent nous écrabouiller. Nous n’avons pas d’armes, mais ils nous tirent dessus. Nous aimons la démocratie», vitupère un adolescent dépenaillé.

Ce jeu du chat et de la souris s’est poursuivi jusque tard dans la soirée dans le centre de Bangkok après que les militaires eurent lancé, jeudi, leur opération d’encerclement du quartier commercial Rajprasong, où, entre malls immaculés et piliers géants du métro aérien, les «chemises rouges» ont établi leur campement depuis six semaines.

Après une journée de fusillades et d’explosions de grenades, le bilan est lourd: 10 morts, parmi les manifestants, et au moins 125 blessés, dont trois journalistes. Jeudi, le «stratège militaire» des «chemises rouges», le général rebelle Kathiya Sawasdhipol, avait été touché à la tête par une balle tirée par un sniper (lire ci-dessous). Bien que le gouvernement ait nié y être pour quoi que ce soit, cette tentative d’assassinat a fait enrager bon nombre de manifestants pour lesquels le général était devenu une sorte de héros populaire.

Compte tenu de la ténacité des «chemises rouges», les affrontements risquent de se poursuivre toute la nuit et peut-être ces prochains jours même si les militaires parviennent à investir le «camp» des manifestants protégé par des barricades de bambous affûtés et de pneus. Car il s’agit de savoir qui est encerclé. Beaucoup d’habitants de la capitale – où vivent des millions de travailleurs venus des provinces – révoltés par l’utilisation de la force par le gouvernement viennent à la rescousse des manifestants. L’impopularité du régime dirigé par le premier ministre Abhisit Vejjajiva est patente parmi beaucoup de Bangkokois de milieu modeste. «Ces militaires feraient mieux d’aller se battre dans le sud [où sévit une insurrection séparatiste]», lance un serveur de restaurant en observant les heurts à travers les grilles de son établissement.

Les «chemises rouges», partisans de l’ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, souhaitent qu’il revienne au pouvoir et réinstaure les programmes sociaux qu’il avait lancés pendant sa période à la tête du pays entre 2001 et 2006: fonds d’emprunts villageois, couverture sociale universelle et quasi gratuite, soutien aux riziculteurs… Au-delà de la personne de Thaksin, les manifestants, pour la plupart issus de la petite bourgeoisie de province, en ont assez d’être méprisés par les «élites», ces aristocrates surannés de Bangkok qui exhibent leur titre de noblesse, ou ces bureaucrates condescendants, habitués à jouer de leur pouvoir. Ces ruraux en voie d’urbanisation, qui ont pris conscience de leur poids politique avec Thaksin, veulent avoir voix au chapitre dans la gestion du pays. Thaksin, renversé par un coup d’Etat en 2006, condamné à 2 ans de prison pour corruption et exilé depuis 2008, souhaite, quant à lui, récupérer une partie de sa fortune confisquée en février dernier sur décision de la Cour suprême.

Alors que la nuit tombe, un des leaders des «chemises rouges», Nathawut Saikua, avertit qu’une «grande tragédie» va frapper le pays dans les prochaines heures. Quelques instants plus tard, une pluie de grenades lacrymogènes s’abat sur l’estrade qu’il vient de quitter. Panique et confusion dans le camp des «chemises rouges».

Le calme revenu, des bonzes montent sur l’estrade et récitent les lancinantes tirades en pali du canon bouddhique. Quelques milliers de manifestants prient avec eux en joignant les mains. Jatuporn Prompan, un autre leader, brutal en paroles et en actes, exige au micro la dissolution immédiate du parlement et le retrait des troupes. Mais lui-même ne semble pas y croire. Dans la Cité des Anges (nom de Bangkok en thaï) où résonnent les échos des combats de rue, une longue nuit commence pour les «chemises rouges».

Beaucoup d’habitants révoltés par le recours à la force viennent à la rescousse des manifestants