Le canton de Genève avait son délégué à la Genève internationale (GI). Il a jugé nécessaire d’accroître sa force de frappe. Il a désormais une directrice des affaires internationales en la personne de Beatrice Ferrari, 40 ans, en fonction depuis le 1er janvier 2020. Son bureau était intégré jusqu’ici au Département présidentiel, qui vient d’être supprimé à la suite de la votation cantonale du 27 septembre. Il sera dorénavant rattaché au Département des finances.

A l’heure du Covid-19, nombre de questions se posent au sujet du devenir de la trentaine d’organisations internationales, des centaines d’ONG, des institutions académiques et du secteur privé qui interagissent pour le bien commun de l’humanité dans la Cité de Calvin.

Si la rénovation (censée être achevée d’ici à 2023) du Palais des Nations est l’un des chantiers phares de la Genève internationale, le futur de cette dernière ne dépend de loin pas des seules infrastructures physiques. Le désengagement des Etats-Unis sous l’administration Trump, qui s’est retirée du Conseil des droits de l’homme et a annoncé son retrait futur de l’Organisation mondiale de la santé, pèse sur le fonctionnement des Nations unies. L’engagement croissant de la Chine contribue à une redéfinition du multilatéralisme. Et la pandémie de Covid-19 interroge sur la nécessité d’un meilleur équilibre à venir entre les réunions et conférences en présentiel et à distance. Beatrice Ferrari, Tessinoise par son père et Suédoise par sa mère, est à un poste privilégié pour observer les tendances qui se dessinent.

Le Temps: Vous avez grandi au Tessin, vécu à différents endroits en Suisse et à l’étranger. Qu’est-ce qui vous a surpris en découvrant la Genève internationale de l’intérieur?

Beatrice Ferrari: J’ai été touchée par la qualité extraordinaire des gens qui convergent vers Genève ou qui y travaillent. J’ai eu la chance de rencontrer des personnes très engagées, qui œuvrent vraiment à améliorer le monde. Les Genevois et plus largement les Suisses ne se rendent pas nécessairement compte de cette incroyable richesse.

Lire: Valentin Zellweger: «Paradoxalement, le Covid-19 a renforcé la Genève internationale»

En tant que première directrice des affaires internationales, quelles sont vos ambitions?

En créant le poste que j’occupe actuellement, le Conseil d’Etat a voulu affirmer l’importance qu’il attache à la Genève internationale et solidaire. Nous bénéficions d’une situation relativement unique avec un tel écosystème, qui associe 38 organisations internationales (OI), 420 ONG, plusieurs institutions académiques et le secteur privé. Il n’existe pas beaucoup d’endroits comme cela, où l’on trouve tous les niveaux de gouvernance, du local au global. Genève est un laboratoire de résilience et de solutions et c’est ce message que j’ai envie de porter.

Le canton soutient activement cet écosystème, en collaborant étroitement avec la Confédération et la ville de Genève. Un de nos rôles est de faciliter le travail des acteurs de la GI, notamment en offrant de bonnes conditions d’accueil. Mais nous nous appliquons aussi à resserrer les liens entre ce monde international et la population genevoise.

Lire aussi: Michael Moeller: «Ici à Genève, on vit dans une carte postale, mais je ne m’en plains surtout pas»

Vous parlez de la Genève solidaire. De quoi s’agit-il?

La solidarité internationale est dans la Constitution et dans l’ADN de la société civile et des citoyens genevois. Elle se traduit par une contribution forte du canton et des communes en faveur de la coopération internationale. Cet engagement est unique en Suisse. La GI est aussi solidaire, et nous soutenons activement le tissu des ONG et leurs compétences.

A Berne, la notion de Genève internationale reste un peu abstraite. Elle agace même certains parlementaires, qui lui préfèrent la notion répandue par l’ex-conseiller fédéral Didier Burkhalter de «Suisse internationale»…

Ce sont les joies du fédéralisme et Genève semble parfois loin du reste de la Suisse! J’ai moi-même vécu dans les trois régions linguistiques du pays. J’ai pu mesurer les différences de perception. Mais je le reconnais, il y a encore du potentiel pour renforcer la connaissance de ce qui se fait réellement au sein de la GI.

Il existe un intergroupe parlementaire «Genève internationale» mené par le conseiller aux Etats genevois Carlo Sommaruga, avec lequel nous collaborons pour organiser des événements à Berne par lesquels nous montrons que des thématiques traitées à Genève (comme la propriété intellectuelle, le commerce international ou la santé globale) ne concernent pas que les Genevois, mais aussi des entreprises et des citoyens de Saint-Gall, du Tessin ou d’ailleurs en Suisse.

Lire aussi: Quinze moins de 40 ans qui font la Genève internationale

La Genève internationale va-t-elle changer avec le Covid-19?

La crise sanitaire n’est pas terminée, mais il y aura certainement plusieurs leçons à en tirer. Elle a mis sous pression toutes les formes de gouvernance, du plus local au plus global, et montré combien le multilatéralisme, la coopération et l’échange d’informations sont essentiels pour répondre aux défis du XXIe siècle. Les conférences, qui sont un des piliers du fonctionnement des OI, ont dû se réinventer. Les réunions hybrides vont probablement se développer. Elles ne sont pour l’heure pas totalement satisfaisantes. Mais le Covid-19 pourrait être une opportunité d’être plus inclusif dans notre pratique du multilatéralisme, d’inviter davantage d’acteurs à la table de discussion, même à distance. La question du financement est également un sujet de préoccupation, en particulier pour les nombreuses ONG qui anticipent des difficultés pour 2021.

Si la leçon du Covid-19 est de privilégier le virtuel, Genève, qui accueille plus de 3000 conférences par année, pourrait subir de lourdes pertes économiques…

C’est un enjeu économique évident. Le tourisme d’affaires, car c’est de ça qu’il s’agit, est d’une importance majeure pour Genève, notamment pour l’hôtellerie. La pertinence de la Genève internationale se matérialise aussi dans la présence physique des différentes parties prenantes.

Les échanges d’informations constants, formels et informels, sont indispensables pour les activités de négociation et de médiation. Pour de nombreuses ONG, le plaidoyer passe par une présence ici à Genève. Nous ne pourrons pas lutter contre une certaine tendance à réduire les déplacements, mais nous devons nous atteler à maintenir cet écosystème vivant. Avec le Covid-19, nous réalisons que nous pouvons le connecter bien davantage avec le monde extérieur, avec des experts qui n’ont peut-être pas les moyens de se déplacer au bout du Léman. Les outils digitaux nous permettront sans doute d’être plus inclusifs et de soutenir la pertinence du travail réalisé ici.

Lire encore: Ignazio Cassis: «La Suisse doit montrer au monde qu’elle croit encore fermement au droit international humanitaire»

Vous parlez de tourisme. Hormis la fameuse «Chaise cassée», il n’y a pas de lieu emblématique qui incarne la Genève internationale pour le visiteur. C’est un vrai manque?

Oui, parce qu’en tant que touriste, on aime s’accrocher à une expérience, à une image, à quelque chose de concret. Le Musée international de la Croix-Rouge fait un travail considérable à cet égard, mais il manque un fil rouge pour rendre l’ensemble des activités de la GI plus tangibles. Plusieurs projets visent à y remédier. C’est notamment le cas avec le portail de la science du CERN, qui permettra au visiteur de se familiariser avec les activités de ce centre de réputation mondiale, et le Portail des Nations [un centre d’accueil pour sensibiliser les visiteurs au multilatéralisme et un musée virtuel]. Il reste que des efforts doivent être consentis pour améliorer l’urbanisme du quartier des organisations internationales et les circuits touristiques. Une étude est en train d’être lancée sur l’ensemble de ce périmètre.

Vous avez un doctorat ès sciences de l’EPFL, vous avez été cheffe suppléante des relations bilatérales au Secrétariat d’Etat à la formation, la recherche et l’innovation (Sefri). Quelle importance doit jouer la science au sein de la Genève internationale?

La science dispose d’outils et de compétences qui peuvent contribuer à la résolution de problématiques traitées dans les OI; nous souhaitons encourager le développement de collaborations avec les hautes écoles. Par ailleurs, le système de recherche et d’innovation suisse est intéressant parce qu’il est très international et capable de faire travailler ensemble des partenaires issus de différents milieux scientifiques, économiques ou politiques afin de répondre aux besoins des entreprises et de la société. Aujourd’hui, ce sont bien les coalitions créatives et connectées qui seront les mieux à même de résoudre les crises. C’est cette approche systémique que nous essayons de faciliter au sein de l’écosystème de la GI. La science est aussi un enjeu diplomatique parce qu’elle permet de fédérer au-delà des divergences, comme le fait le CERN, et parce que ses développements doivent être régulés.

Lire également: Le chemin miné de la Suisse vers Marrakech

Le canton et la Confédération cherchent à développer la diplomatie scientifique. En quoi le Gesda (Geneva Science and Diplomacy Anticipator) que tous deux soutiennent peut-il servir les intérêts de la Genève internationale?

C’est un projet ambitieux qui entend fonctionner comme une start-up. Sa mission: anticiper les développements technologiques à venir, servir d’antenne pour préparer la Genève internationale à intégrer tôt ces développements futurs et estimer de quelle manière ils pourraient contribuer à réaliser les objectifs des organisations internationales tels que l’Agenda 2030. Il se penche par exemple sur le potentiel d’une utilisation responsable des données numériques et de l’intelligence artificielle pour la santé globale.

Genève a voulu faire de la gouvernance d’internet l’une de ses priorités. Elle abrite d’ailleurs un nombre tel de plateformes et de hubs qu’on peine à s’y retrouver…

Genève a raison d’en faire une priorité, malgré la multiplicité des acteurs qui rend le domaine difficile à réguler. La GI, élément central de la politique étrangère de la Suisse, s’inscrit dans un pays neutre. Elle est bien positionnée pour être la place où ces questions se débattent, car celles-ci, on le sait, sont très politiques. Pour illustrer les connexions que nous souhaitons établir dans ce domaine, nous avons récemment soutenu swissnex San Francisco [swissnex est un réseau d'«ambassades» suisses chargées de tisser des liens dans les domaines de la formation, de la recherche et de l’innovation] dans l’organisation d’ateliers entre des organisations humanitaires telles que le CICR et des acteurs de la Silicon Valley sur la question des données. Pour le Geneva Health Forum, qui se tient tous les deux ans, swissnex Inde avait invité à Genève des start-up indiennes actives dans le domaine de la santé digitale.

Lire enfin: Foraus veut sortir la Genève internationale de l’obscurité

Avec la rénovation en cours du Palais des Nations, projet à 837 millions de francs, on pourrait avoir l’impression que la Genève internationale a assuré son avenir. Est-ce le cas?

Nous devons toujours être conscients du fait que nous évoluons dans un contexte très concurrentiel. Nous vivons dans un monde où rien n’est acquis à tout jamais. Mais je suis optimiste. La Genève internationale est amenée à évoluer, mais ses missions restent d’actualité. A l’avenir, il y aura peut-être une organisation qui périclitera, mais d’autres organisations, plus petites, pourraient voir le jour. Nous connaissons les faiblesses de la Suisse, notamment liées au coût de la vie. Mais la constance des autorités hôtes pour assurer de bonnes conditions, la neutralité de la Suisse et la forte densité et diversité d’acteurs qui composent la Genève internationale sont une vraie valeur ajoutée. Il importe d’enrichir cette plus-value avec de nouveaux acteurs, de nouvelles thématiques. Mais il faut aussi préserver les savoir-faire existants, dans le commerce international et l’arbitrage par exemple.

Vous avez étudié l’urbanisme à l’EPFL et accompli une partie de votre doctorat à Pékin. Qu’est-ce qui vous attire dans les villes et quelle est l’importance du rôle qu’elles jouent dans le concert international?

La ville, c’est une centralité, des connexions et des flux, une conjonction de densité et de diversité. C’est un lieu d’innovation et un laboratoire d’idées dynamique. De manière générale, les villes sont devenues des acteurs clés dans la gestion des ressources et la résolution des crises. A ce titre, la création du Geneva Cities Hub me semble pertinente pour renforcer les connexions entre organisations internationales et les réseaux de villes.

Vous avez vécu en Chine et avez même serré la main du président chinois, Xi Jinping, lors de la visite d’un conseiller fédéral. Que vous a apporté cette expérience, hormis l’apprentissage de la langue?

En tant qu’urbaniste, j’ai trouvé fascinant de voir la vitesse et la manière dont Pékin s’est transformée dans un contexte d’urbanisation massive. En Chine, un citadin est forcément affecté par une accélération vertigineuse. Tout change autour de soi, le système social, la culture, le bâti, le rapport au monde. On a rarement l’occasion d’observer de telles transformations et les redéfinitions des équilibres mondiaux que cela entraîne. Toute expérience hors des territoires familiers amène à porter un regard différent sur les réalités que l’on connaît, et c’est cette capacité de décentrement que j’enseigne dans le cours que j’ai gardé à l’EPFL sur les villes d’Asie.


Profil

1980 Naissance à Martigny.

1986 Déménagement au Tessin.

1998 Premier voyage d’études en Chine.

2006 Licence de géographie et anthropologie à l’Université de Neuchâtel.

2013 Doctorat ès sciences de l’EPFL.

2013 Chargée des relations bilatérales au Sefri.

2020 Directrice des affaires internationales du canton de Genève.


Questionnaire de Proust

Pour vous, la Suède, la patrie de votre mère, c’est Ingrid Bergman, Ingemar Stenmark ou Olof Palme?

Olof Palme, car la nouvelle de son assassinat, qui tournait en boucle à la radio, est mon premier souvenir d’une actualité marquante. J’ai également hérité du «gène Ikea» ou de l’amour du bon sens et des solutions pragmatiques.

Le Tessin en deux mots?

Un repas réconfortant dans un «grotto», au frais sous les arbres.

La ville qui vous transporte?

Séoul, par sa capacité à se réinventer et à remettre l’humain au centre de son développement.

Ce que vous aimez dans la langue chinoise?

La capacité de synthétiser des idées complexes en peu de mots, l’élégance de l’écriture.

La personnalité qui vous inspire?

Jacinda Ardern, première ministre néo-zélandaise, qui a fait bouger les lignes sur la place des femmes en politique.

Votre cuisine préférée?

J’ai fait de la curiosité un principe – je goûte tout mais j’affectionne les piments.