Interview
Directrice de la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, ONG dont le siège est à Genève, Beatrice Fihn raconte l’aventure du Prix Nobel de la paix obtenu le 10 décembre. Si elle a côtoyé les grands de ce monde, elle garde les pieds sur terre

Au milieu d’un couloir anonyme, la petite salle 477 installée dans le complexe du Conseil œcuménique des Eglises au Grand-Saconnex, sur les hauts de Genève, ne paie pas de mine. Quelques chaises et bureaux entassés, une poignée d’employés. C’est pourtant là qu’a son siège la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN), une organisation non gouvernementale méconnue du grand public qui vient de recevoir le Prix Nobel de la paix. Sa directrice, Beatrice Fihn, a beau avoir eu droit aux honneurs planétaires le 10 décembre dernier à Oslo, elle garde les pieds sur terre, dans le quartier de la Jonction à Genève, où elle vit avec son mari et ses deux enfants. Suédoise, millennial, elle ne s’embarrasse pas des étiquettes. Au Forum économique de Davos, elle était ravie de pouvoir défendre sa cause auprès des décideurs de la planète. Mais au fond, elle aurait presque préféré être du côté des manifestants, de l’autre côté des barrières. La cause du désarmement? Elle s’y est attelée un peu par hasard. En suivant les débats de la Conférence du désarmement à Genève, où les débats stériles n’ont pas manqué de l’irriter. Maintenant, elle ne ferait autre chose pour rien au monde.
Votre organisation, l’ICAN, a obtenu le Prix Nobel de la paix pour son engagement en faveur de l’abolition des armes nucléaires. Comment réagissez-vous à la nouvelle doctrine de l’administration Trump prônant l’usage de bombes nucléaires à faible puissance?
C’est une doctrine très dangereuse et irresponsable. Elle augmente le risque déjà élevé de recours à l’arme nucléaire. Elle abaisse le seuil à partir duquel on pourrait utiliser la bombe. Il suffit désormais d’une guerre commerciale ou d’une cyberattaque pour déclencher une riposte nucléaire. C’est un revirement majeur. De plus, on nous dit que de telles bombes à faible puissance rendraient la dissuasion nucléaire plus crédible, car elles pourraient effectivement être utilisées. C’est terrifiant. A la conférence de presse du Pentagone, ils n’ont jamais parlé des millions de morts que de telles armes peuvent causer.
L’ICAN a joué un rôle majeur dans l’adoption du traité sur l’interdiction des armes nucléaires en juillet 2017 à New York. Les puissances atomiques et les membres de l’OTAN (à l’exception des Pays-Bas) ont boycotté l’événement. Etes-vous un agent du changement ou une douce rêveuse?
On nous a dit que ceux qui bénéficient du statu quo rendront tout changement impossible. Ce n’est pas vrai. Nous sommes des agents du changement. Le monde a déjà accompli des choses plus difficiles. Il a fait des progrès immenses en matière de droits de l’homme, de droit humanitaire et même de désarmement. Ce que nous faisons n’est qu’une manière d’assurer un suivi des Conventions de Genève et des traités d’interdiction d’armes de destruction massive. Nous devons refuser le narratif des puissances nucléaires selon lequel les armes atomiques sont nécessaires pour notre sécurité et pour la paix. C’est faux. Si c’était le cas, pourquoi ne pas se réjouir de voir la Corée du Nord en acquérir? Pourquoi les gens sont-ils nerveux à l’idée que Donald Trump détient les codes nucléaires?
Comment convaincre maintenant les puissances nucléaires?
La tâche s’annonce ardue. Mais avec le Prix Nobel, nous avons une autorité morale que nous n’avions pas avant. Nous insistons: le risque zéro n’existe pas. Un mauvais calcul ne peut être exclu. Il ne s’agit pas de savoir si une telle arme sera utilisée un jour, mais quand. C’est un fait statistique. Les armes nucléaires seront abolies un jour. C’est ma conviction. J’espère simplement que cette abolition aura lieu avant que de telles armes ne soient utilisées.
En ce sens, la fausse alerte à l’attaque de missile à Hawaii voici quelques semaines est révélatrice…
Quand j’ai entendu parler de cette alerte, j’étais au Mémorial de la paix à Nagasaki. Des survivants venaient de me décrire ce qui se passe des heures, des jours voire des semaines après une attaque nucléaire. J’ai été d’autant plus bouleversée par cette fausse alerte que mes enfants étaient à des milliers de kilomètres de là. Imaginez: les habitants d’Hawaii ont dû décider en vingt minutes où aller, quel enfant aller chercher en premier. Paniqués, ils ont cherché sur Google comment agir en cas d’attaque nucléaire. J’étais aussi en colère. Pourquoi doit-on vivre avec une telle menace? C’est une situation inutile que nous avons créée nous-mêmes. Que se serait-il passé si l’alerte avait été adressée à Donald Trump ou à Kim Jong-un? L’homme qui a déclenché l’alerte à Hawaii pensait qu’il s’agissait d’une vraie alerte. Les armes nucléaires sont maniées par des êtres humains faillibles.
Avant le 6 octobre 2017, votre vie était plutôt normale. Depuis, vous avez rencontré la famille royale de Norvège, des personnalités politiques de haut rang à Davos, à New York et Bruxelles. Comment gère-t-on un tel tsunami?
A Oslo, ce fut un peu difficile, je l’avoue. Limousine, convoi spécial: j’avais l’impression d’être une cheffe d’Etat ou une pop star. A Genève, où je vis, il y avait de grandes photos dans les journaux. Les voisins les ont vues, mais tout est très vite redevenu normal. En fait, tout a changé et rien n’a changé. Nous avons beaucoup plus d’attention médiatique. Tant mieux. Mais aussi plus de pression, car nous devons obtenir des résultats. Nous restons cependant un mouvement de la base. Nous ne sommes pas des chefs d’Etat, ni des célébrités, juste des gens normaux qui poursuivent la lutte contre les armes nucléaires. Nous venons d’obtenir un levier supplémentaire grâce au Nobel et devons l’utiliser. C’est un vrai défi pour une petite organisation comme la nôtre, même si la campagne est importante (468 partenaires dans 101 pays). Notre priorité est de nous concentrer sur ce qui est faisable et sur ce qui aura le plus d’impact.
D’un côté, le risque nucléaire a augmenté, de l’autre, une nouvelle dynamique du désarmement est en route.
Oui, des épisodes comme celui d’Hawaii accroissent la prise de conscience du public. Nous n’avons plus parlé autant du risque nucléaire depuis la fin de la Guerre froide qu’aujourd’hui. Il faut saisir ce moment. Le Traité de non-prolifération nucléaire a été adopté après la crise des missiles de Cuba, le Traité sur les forces nucléaires de portée intermédiaire après les fortes tensions des années 1980.
Vous étiez à Hiroshima et à Nagasaki en janvier. Comment avez-vous vécu ce moment?
C’était très émouvant d’entendre des histoires d’enfants qui avaient le même âge que les miens et qui ont subi les effets de la bombe. On l’oublie, mais quand une bombe nucléaire éclate, ce n’est pas la fin du monde. Il y a des survivants qui doivent se battre pour vivre. Ce qui m’a beaucoup inspirée au Japon, ce sont les survivants. Bien qu’âgés, ils étaient très contents du Prix Nobel, du combat que nous menons, du traité d’interdiction. Ils ont l’impression d’avoir contribué à une cause importante alors qu’ils ont longtemps été ignorés, sacrifiés sur l’autel des préoccupations sécuritaires et de la théorie de la dissuasion. D’ailleurs pour moi, les vrais experts nucléaires, ce ne sont pas des spécialistes assis dans leurs bureaux à Paris ou Washington. Ce sont les survivants. Ils sont les seuls à connaître la vraie réalité et l’impact de telles armes.
Dans une vidéo, vous avez parlé de la bombe atomique comme d’un symbole phallique…
C’était à la fin d’une interview. La citation a pris des proportions excessives. Mais ces armes révèlent effectivement une masculinité toxique. Trump est la caricature de cette masculinité toxique quand il déclare que son bouton nucléaire est plus grand que celui du leader nord-coréen Kim Jong-un. Le président américain s’est aussi moqué de son secrétaire d’Etat Rex Tillerson, qui avait l’intention de mener une action diplomatique avec la Corée du Nord.
Les femmes sont-elles plus à même d’éviter les conflits?
Je ne dis pas que les femmes sont forcément plus pacifiques. Mais elles sont beaucoup plus formées pour valoriser la négociation et le compromis. C’est la société qui les a mises dans ce rôle. Contrairement aux hommes, elles n’ont pas appris à obtenir quelque chose par la pure force, à résoudre les conflits brutalement, mais plutôt à trouver d’autres voies pour obtenir ce qu’elles veulent. Quand les hommes disent que les armes nucléaires offrent davantage de sécurité, de quoi parlent-ils? Dans le Nevada et au Nouveau-Mexique, où des essais nucléaires ont été effectués, les femmes font des fausses couches en raison des radiations. Dans des négociations de paix, si vous n’incluez pas des femmes, les solutions diplomatiques seront plus difficiles à trouver et la paix ne sera pas durable.
Qu’allez-vous faire des 900 000 dollars obtenus grâce au Prix Nobel?
Nous les avons placés dans un «fonds dit des 1000 jours». A partir du 10 décembre 2017, nous nous donnons 1000 jours pour faire en sorte que le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires entre en vigueur. Ce travail s’effectuera moins au niveau de l’ONU, mais plus dans les capitales. Nous allons financer des projets visant à pousser les Etats à ratifier le traité et la recherche.
On vous dit déçue des positions suisse et suédoise…
Oui, la Suisse et la Suède attendent de voir comment les choses évoluent. Ce n’est pas une politique étrangère très courageuse. Mais nous ne lâcherons pas la Suisse, qui était d’ailleurs très engagée au début du processus. Si la Suisse ratifie le traité, c’est là qu’elle aura le plus d’impact. En renforçant la norme d’interdiction, elle fera indirectement pression sur les Etats nucléaires. Si le siège de l’ICAN est à Genève, ce n’est pas par hasard. C’est ici que se rencontrent les instances du désarmement et le monde humanitaire.
Barack Obama a obtenu le Prix Nobel en grande partie en raison de son discours de Prague d’avril 2009 où il appelait à dénucléariser le monde. A-t-il joué un rôle important?
Oui et non. Il a fait de bonnes choses, mais il a aussi accepté la modernisation de l’arsenal nucléaire américain en contrepartie d’une ratification du nouveau traité Start de réduction des armes stratégiques. C’est le plus grand investissement (1200 milliards de dollars) dans un programme nucléaire depuis le projet Manhattan. Le discours d’Obama à Prague nous a cependant énormément aidés. Il a montré qu’il était possible pour un président américain d’avoir une réflexion rationnelle sur les armes atomiques. Il a fait du problème une question centriste alors qu’elle était avant l’apanage de l’extrême gauche. L’impact d’Obama se fait sentir aujourd’hui encore.
Vous avez été touchée par votre visite du pape au Vatican.
Oui, je ne suis pas une personne religieuse, mais j’ai été impressionnée par le pape, par les valeurs qu’il véhicule. Il n’a pas de puissance militaire derrière lui. Son pouvoir, c’est son autorité morale, c’est le fait que les gens croient en lui. Le pape a joué un rôle crucial dans le processus d’interdiction. Le Saint-Siège a été le premier pays à signer le traité. Le message du Vatican fut très fort. Il dit que même posséder la bombe atomique est un péché.
Pour vous, la société civile joue un rôle primordial.
Oui, son rôle est essentiel. La démocratie ne consiste pas seulement à aller voter tous les quatre ans. La société civile doit se mobiliser pour reconquérir une forme de pouvoir. C’est à nous qu’incombe le changement. A personne d’autre. Les dirigeants politiques ne vont pas régler les problèmes pour nous.