Exposition universelle (1)
L’Exposition universelle de Shanghai, celle de tous les superlatifs, se déroule jusqu’au 31 octobre. «Le Temps» a arpenté les allées et les pavillons de l’Expo, s’imprégnant de l’ambiance tout en cherchant le sens d’une telle manifestation. Premier volet, premiers pas sur le site
Commençons par la fin du séjour. Vol CA935, départ de Shanghai pour Francfort, un A340 plein comme un œuf. Cloué au sol depuis une heure. Un élégant océanographe à la retraite, qui rejoint de la famille à Brême, se lâche dans son anglais impeccable: «C’est encore à cause de cette fichue Expo. Ils mettent le bordel dans tout le pays pour l’Expo.»
Voilà qui est dit. La plus grande exposition internationale, depuis que ce genre existe, aura excédé les résidents. Chantiers monstres, publicité omniprésente, défilé d’invités de prestige que les visiteurs ne voient pas… Et deux quartiers rasés, de chaque côté du fleuve Huangpu – mais ce fut déjà le cas, il y a juste 20 ans, quand Shanghai édifiait sa zone de gratte-ciel à Pudong, qui jouxte l’Expo. Et qui fait désormais figure d’icône de la cité, avec la tour TV toute en boules…
On gagne l’Expo par huit portes réparties entre les deux sites. Première surprise, malgré le passage obligatoire de chaque sac aux rayons X, l’entrée se révèle fluide, même à 9 heures, à l’ouverture des portiques. C’est ensuite, tout au long de la journée, que les curieux verront leur patience mise à l’épreuve.
Sérénité dans l’attente, et discipline parfois un brin chaotique. Voilà les premiers aperçus, ce qui frappe le visiteur découvrant le parc. Des corps allongés, assis, assoupis ou s’éventant, partout où il est possible. Un espace public à la fois codifié, organisé à l’extrême, mais détourné par ses utilisateurs.
Et puis, une permanente expectative. Quatre heures d’attente pour les pavillons courus. Au fil des barrières métalliques, enchaînées en innombrables lacets devant chaque installation, des panneaux indiquent le temps restant avant l’entrée, en fonction de la situation à un moment donné. Lorsque la libération paraît proche, elle peut être trompeuse; dans certains pavillons, les concepteurs ont découpé la visite en plusieurs parties avant d’augmenter le débit à la porte, mais en imposant une halte au sein de la structure… Pour le pavillon chinois, de loin le plus populaire, les quatre heures annoncées paraissent sous-estimées, s’agissant des visiteurs ordinaires, qui ont déjà dû réserver leur jour. La seule file dite «VIP», qui comprend des groupes, impose une procession d’au moins deux heures.
A la différence de la précédente manifestation de cette ampleur, dans la région de Nagoya au Japon en 2005, l’Expo 2010 est située en ville. La ligne des tours shanghaiennes affleure à tout moment par-dessus les pavillons. La tour TV, et ce décapsuleur de 492 mètres de haut qu’est le World Financial Center, forment l’horizon.
Ample – au total, 5,3 km2, sur deux versants –, le site n’est pas vraiment beau; toutefois, ses bariolages (les couleurs et les formes des pavillons) inscrits dans l’espace urbain lui confèrent un caractère incontestable. Et accueillant: l’Expo draine de 280 000 à 500 000 visiteurs selon les jours, le second chiffre constituant le plafond théorique (lire ci-contre).
Pour le petit reporter venu de Lausanne, dont les foules ordinaires se résument aux instants de pointe du métro M2 ou aux soirées à Paléo, il serait facile de gloser sur ces masses chinoises de l’Expo. Elles sont pourtant banales, et singulières à la fois. Courantes, car la manifestation ne fait que reproduire l’ordinaire de sa métropole de 20 millions d’habitants. Particulières, parce qu’elle agglomère la Chine.
Dans les cas, hélas rares, où l’on peut échanger quelques mots en anglais, aucun visiteur rencontré n’est Shanghaien. Ils viennent des villes de l’ouest, ou de Pékin et sa région, et séjournent goulûment à Shanghai à la faveur de voyages organisés. La propagande des organisateurs était claire, l’événement doit sceller l’unité nationale. Sur place, c’est surtout sa diversité qui éclate.
Multiples visages de Chine. Certains sont là en quasi-service commandé: pour atteindre l’objectif de fréquentation brandi crânement à la face du monde – 70 millions de visiteurs –, autorités locales et entreprises réquisitionnent leurs employés. Cet ingénieur témoigne: «Je ne voulais pas venir, ma femme est enceinte. Mais nous avons reçu des billets de nos employeurs, et l’invitation était pressante… En fin de compte, on paiera tout cela avec nos impôts.»
Rencontrée hors de l’Expo, sur le Bund, le quai historique de la cité, une touriste de Pékin raconte: «Je passe six jours à Shanghai, c’est la première fois. Je ferai deux jours à l’Expo, j’espère arriver à voir le pavillon de Chine… Mais je veux aussi visiter la vieille ville.»
L’Expo, décidément, se confond avec sa ville. Ce qui la distingue sans doute de l’autre événement de la Chine conquérante, les JO de Pékin de 2008, lesquels s’injectaient avant tout dans les tuyaux médiatiques de la planète. A Shanghai, devant les pavillons, on patiente pour de vrai, réaménageant sans cesse son petit espace corporel dans le flux de la multitude. Fichue Expo, dira l’océanographe. Mais moment unique.