L’élection présidentielle russe se déroulera dans moins d’un an, mais en lieu et place de débats politiques, on vous jette des saletés à la figure. Ainsi réagit Alexeï Navalny, chef de file de l’opposition russe, au lendemain d’une agression qui lui a coûté son œil droit. Le candidat à la présidentielle russe a été aspergé de «brillant vert» le 27 avril, alors qu’il sortait de son bureau. Antiseptique bon marché très populaire dans l’ex-URSS, le «brillant vert» (se prononce «zelionka» en russe») se vend pour 60 roubles (1 franc) dans un petit flacon couleur vert sombre. Il  permet de désinfecter une plaie cutanée, mais il est aussi très toxique à l’ingestion, brûle les muqueuses et peut opacifier définitivement la cornée de l’œil, c’est-à-dire rendre aveugle.

Des attaques quasi quotidiennes

La même mésaventure est arrivée le 28 avril à Natalia Fiodorova, une militante du parti d’opposition Yabloko, agressée au «brillant vert» dans la rue par des inconnus. Toujours hospitalisée, elle a également perdu un œil. Une semaine plus tôt, le blogueur Ilia Varlamov était aspergé dans le sud de la Russie par deux inconnus. Sans conséquences médicales. Au cours des derniers mois, l’écrivaine Lioudmila Oulitskaïa et le président d’une ONG luttant contre la torture, Igor Kaliapine, ont subi le même sort dans la rue.

Les attaques au «brillant vert» sont désormais quasi quotidiennes. Le scénario est invariable. Un groupe d’activistes pro-Kremlin s’approche de la victime, l’asperge de ce liquide avant de s’éloigner. Quelqu’un (le plus souvent un complice), filme la scène et la publie sur les réseaux sociaux. La victime n’a plus qu’à aller se rhabiller, jeter les vêtements maculés à la poubelle. Et sa peau reste marquée pendant des heures, voire plusieurs jours. Aucun savonnage intensif ne peut venir à bout du brillant vert, tant la pigmentation est tenace.

L’attaque contre Navalny marque un tournant, car c’est la première fois qu’elle a des conséquences irrémédiables. L’opposant avait déjà été aspergé au visage à plusieurs reprises, mais le liquide n’avait pas atteint ses yeux. Début avril, la fréquence croissante des attaques l’avait même conduit à utiliser son visage couleur «brillant vert» dans des photos ironiques postées sur Twitter pour «saluer» ses agresseurs. Cette semaine, l’opposant a décidé de contre-attaquer en réclamant justice. Il a dénoncé l’attitude de la police, qui semble réticente à poursuivre les assaillants. Cette dernière n’a pas daigné, par exemple, retenir comme pièce à conviction l’enregistrement des caméras de sécurité qui ont capturé la scène. Ni arrêter les trois individus identifiés par l’équipe d’Alexeï Navalny, dont l’un, Alexandre Petrounko, a publiquement reconnu sa participation.

Fait encore plus symptomatique de l’ambiance qui règne à Moscou, l’agression a été diffusée par REN-TV, une chaîne télévisée pro-Kremlin. Le visage de l’agresseur fuyant après l’attaque a été flouté par la chaîne de télévision, comme pour mieux le protéger. REN-TV appartient au milliardaire Iouri Kovaltchouk, un vieil ami du président russe Vladimir Poutine.

Un procédé «hybride» qui rappelle l’Ukraine

Le plus souvent les activistes pro-Kremlin utilisant le brillant vert pour souiller des opposants appartiennent à deux organisations. NOD (acronyme russe de «Mouvement de libération populaire») et SERB (acronyme de «Mouvement de libération russe») réclament l’attribution des pleins pouvoirs à Vladimir Poutine et l’annihilation des «ennemis de la Russie». Les sources de financement de ces organisations sont obscures, mais souvent liées à des hommes d’affaires ou politiques proches du pouvoir. Le Kremlin nie être derrière les agressions de l’opposition, mais l’impunité avec laquelle agissent les activistes du NOD et du SERB suggère autre chose. Plutôt que l’usage des forces de l’ordre, le pouvoir russe utilise des extrémistes afin de se dégager de toute responsabilité. Un procédé «hybride» rappelant les méthodes du Kremlin dans la guerre menée à l’Ukraine. Au lieu d’envoyer des militaires en uniforme russes, les combattants du Donbass sont présentés depuis le début du conflit comme des «volontaires» agissant de leur propre initiative.

Cette répression «privatisée» est désormais privilégiée dans l’arsenal déployé contre la portion la plus résistante de l’opposition. Bête noire du Kremlin depuis plusieurs années pour ses enquêtes révélant la corruption de l’élite politique russe, Alexeï Navalny est devenu ces dernières semaines une menace existentielle, réussissant à lui seul à faire descendre la jeunesse dans la rue. Mercredi, la justice russe a confirmé que Navalny ne serait pas autorisé à participer aux présidentielles du 18 mars 2018. Ne perdant pas son sens de l’humour ni sa détermination, ce dernier a répliqué hier: «Les médecins n’ont pu sauver mon œil. La Russie aura donc un président avec un œil blanc chic.»