«Cette pandémie est le stress test parfait de la société mondiale contemporaine – et, du fait de son caractère brutal et massif, une véritable surprise stratégique au même titre que la chute du mur de Berlin ou la crise financière de 2008.» La note publiée par Bruno Tertrais est efficace et sans détour. Le spécialiste des relations internationales y rappelle que, dans l’un de leurs rapports de référence publié en 2017, les services de renseignement américains imaginaient déjà le scénario d’une fragmentation du monde influencée par ce qu’ils nommaient la «grande pandémie de 2023». Mais l’auteur de Le Choc démographique (Ed. Odile Jacob, 2020) se garde d’émettre des jugements définitifs sur les retombées de la crise sanitaire réelle, préférant suggérer de premières pistes pour saisir la tectonique des plaques à l’œuvre.

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Le Temps: Pourquoi tablez-vous sur une baisse du populisme à l’issue de cette pandémie?

Bruno Tertrais: Mon hypothèse ne concerne que ce que l’on pourrait appeler le «populisme de gouvernement». Je suis bien conscient qu’il y a, à l’occasion de cette crise, une méfiance encore plus aiguë au sein d'une partie de la population vis-à-vis des élites. On le voit notamment avec la controverse à propos de la chloroquine. Je ne dis donc pas que cette crise dégonflera le populisme de manière générale. Mon hypothèse est plutôt la suivante: lorsque nous serons sortis de la crise, nous constaterons que ce sont les forces de gouvernement traditionnelles, aidées par la communauté scientifique et la technocratie, qui s’en sont sorties le mieux. Par conséquent, je pense que le populisme de gouvernement pourrait être moins attractif.

C’est donc la méfiance de ces populistes au pouvoir, comme Donald Trump ou Jair Bolsonaro, vis-à-vis des scientifiques qui les desservirait à long terme?

Ces experts sont non seulement très sollicités en ce moment, mais ils gagnent aussi en audience. Chacun constate que nous avons besoin des médecins et des scientifiques parce qu’il n’existe aucune alternative. Aujourd’hui, les anti-vaccins et les défenseurs de l’homéopathie sont beaucoup moins audibles qu’il y a six mois, et l’on ne peut que s’en réjouir.

Si le populisme de gouvernement pourrait reculer, vous comptez néanmoins avec le retour du souverainisme. Comment cela se traduira-t-il?

D’abord, par la volonté de nombreux Etats de disposer autant que possible de capacités de production et de stocks stratégiques nationaux d’un certain nombre de matériels et de produits nécessaires à la gestion des crises sanitaires. De plus, si les tensions avec la Chine se confirment, on verra s’accélérer le mouvement de découplage entre l’économie chinoise et les économies occidentales.

Le multilatéralisme n’est pas mort et, si les grandes institutions pourraient pâtir de cette crise, ce ne sera pas le cas de la coopération entre Etats

Par ailleurs, la gestion des frontières évoluera sans doute. On a vu très tôt des appels à leur fermeture en Europe, ainsi que des décisions qui ont rompu avec la liberté de circulation que nous connaissions dans l’espace Schengen. On aura la confirmation d’une tendance préexistante, à savoir le besoin de contrôle des frontières, que je distingue de la fermeture des frontières. Une frontière bien contrôlée n’est pas nécessairement fermée et une frontière fermée n’est pas toujours bien contrôlée.

Vous n’enterrez toutefois pas l’idée de coopération internationale.

En effet, et je distingue deux choses: le niveau international et le niveau supranational. Je ne crois pas que l’après-crise renforcera les institutions internationales telles que l’ONU. L’OMS, très dépendante de grands Etats comme la Chine, n’a en particulier pas démontré une capacité phénoménale à se saisir à temps de la crise. En revanche, la coopération internationale de manière générale se fait naturellement au plan scientifique. Elle existe aussi au niveau intra-européen. Et je constate qu’au niveau de l’UE et du G20 des initiatives sont prises afin de coordonner les efforts. En résumé, le multilatéralisme n’est pas mort et, si les grandes institutions pourraient pâtir de cette crise, ce ne sera pas le cas de la coopération entre Etats.

Vous affirmez qu’aucune puissance ne sortira gagnante de cette pandémie. La Chine, grâce à sa campagne de propagande actuelle, ne peut-elle pas espérer en tirer profit?

La seule manière pour elle d’en sortir gagnante serait d’être la première à mettre au point un traitement ou un vaccin. Hormis cette hypothèse, les retards de la Chine dans la diffusion de l’information, sa dissimulation d’informations, ses campagnes diplomatiques mensongères, sans parler des problèmes de qualité de matériels sanitaires livrés à l’étranger, ne lui permettront pas de se présenter en modèle ou en puissance particulièrement attractive.

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Quel type d’Etat – centralisé ou fédéral – est le mieux à même de gérer cette pandémie? Les Etats-Unis et l’Allemagne sont tous deux fédéraux, mais leur bilan est pour l’instant très contrasté.

Il est pour l’heure difficile de trancher, mais il est possible qu’aucun modèle ne soit plus favorable. Les modèles centralisés ont l’avantage d’être en théorie plus réactifs. Mais les modèles décentralisés permettent aux unités constituantes de se substituer à l’autorité centrale lorsque celle-ci est défaillante, comme on l’a vu aux Etats-Unis.

La question est de savoir à quel moment on n’est plus une démocratie. On peut dire que la Russie n’en est plus une. On peut aussi s’interroger sur ce qu’est désormais la Hongrie

Concernant l’impact de cette crise sur nos libertés individuelles et l’ingérence à long terme de l’Etat dans nos vies, vous vous demandez si «nous deviendrons tous Israéliens». Israël reste pourtant une démocratie.

Le cas d’Israël est intéressant car, si son caractère démocratique n’est guère mis en cause, sa population a intériorisé, au nom de l’intérêt supérieur de la nation, des contraintes que les Européens n’accepteraient pas aujourd’hui. Les Israéliens le font au nom de menaces perçues comme certaines et imminentes. Tout l’enjeu pour les Européens est donc de savoir s’ils accepteront à moyen terme des contraintes sur leur vie sociale et privée alors même que la menace pandémique ne sera plus perçue comme certaine et imminente.

La question est de savoir à quel moment on n’est plus une démocratie. On peut par exemple dire que la Russie n’en est plus une. On peut aussi s’interroger sur ce qu’est désormais la Hongrie. Elle suit certes une trajectoire politique inquiétante, mais il est trop tôt pour se prononcer. On ne peut arguer des décisions prises par Viktor Orban en temps de crise pour affirmer qu’elle est définitivement passée dans l’autre camp. En France, le pouvoir exécutif peut disposer de pouvoirs exceptionnels en temps de crise – allant des ordonnances déjà utilisées à l’heure actuelle jusqu’à l’article 16 de la Constitution qui confère les pleins pouvoirs au président – mais on ne peut pas dire que la Ve République n’est pas un régime démocratique. La question est celle du caractère temporaire ou non de l’exception. Si l’exception devient la règle, on bascule dans un autre type de régime politique.

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