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Bruxelles, usée par le Brexit

Alors qu'un nouveau report pour la sortie du Royaume uni de l'UE doit être accordé ces prochains jours, la capitale de l'Union européenne ne sort pas indemne de cette infernale saga. Unis face à Londres, les 27 sont  tout de même exposés au poison lent du Brexit

L'ancien président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker lors d'un discours en mars 2017.  — © Keystone/AP Photo/Geert Vanden Wijngaert
L'ancien président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker lors d'un discours en mars 2017.  — © Keystone/AP Photo/Geert Vanden Wijngaert

Un carré blanc sur un mur défraîchi, couvert d’images punaisées ou scotchées. Dans le vaste bureau du service de communication du Conseil – l’instance qui représente les Etats membres de l’Union européenne –, une photo mythique de l’histoire du continent est portée disparue. «On se sait pas qui l’a enlevée. Mais depuis cet été, Winston Churchill ne nous sourit plus avec son V de la victoire», rigole l’un des habitués de ces locaux situés à deux pas de la grande salle de presse du Conseil.

L’image fameuse de Sir Winston, en haut-de-forme noir et écharpe blanche, cohabitait, sur ce mur très communautaire, au milieu des annonces de service et des numéros d’urgence, avec les pères fondateurs de l’Union: Robert Schuman, Jean Monnet ou Walter Hallstein, le premier président de la Commission. Amusant de voir en ces lieux, pendant des années, l’œil rigolard du «lion» britannique qui, à Zurich en 1946, prôna la création des «Etats-Unis d’Europe» dont le Royaume-Uni resterait exclu: «C’est quand même rageant de voir qu’il avait vu juste, poursuit notre interlocuteur, Italien multilingue et passionné d’histoire. Avoir fait tout ça pour ça: assister, quarante-cinq ans après leur entrée dans la Communauté, au départ chaotique des Anglais. Et finir, en panne et amochés, dans le fossé du Brexit…»

L'ombre du Brexit

Ici, dans le bâtiment Juste Lipse du Conseil à Bruxelles, plus personne n’ose cocher de cases sur le calendrier officiel de l’Union, ponctué par les sommets européens trimestriels – comme celui des 18 et 19 octobre – et les sessions plénières du Parlement européen à Strasbourg, comme celle qui s’est achevée jeudi. Le Brexit, tout comme la photo disparue de Churchill, est absent du décor. Mais il hante toutes les conversations.

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Report «technique» d’un mois, jusqu’à la fin novembre, pour permettre aux députés britanniques de voter enfin l’accord conclu entre Londres et Bruxelles? Nouveau délai de trois mois ou plus, très politique et beaucoup plus risqué, si des élections législatives s’intercalent au Royaume-Uni? Enrico Letta, l’ancien président du Conseil italien (2013-2014), connaît bien ces couloirs où les ambassadeurs des 27 se réuniront encore lundi pour discuter du délai accordé à Londres. «On ne veut pas se l’avouer, mais le Brexit a déjà grippé la mécanique communautaire explique-t-il au Temps. Regardez les relations bilatérales avec la Suisse: tout est bloqué depuis trois ans à cause de ça. Regardez le processus d’élargissement à l’Albanie et à la Macédoine du Nord: stoppé net. Le Brexit est un poison lent. Il démotive. Il inquiète. Plus personne à Bruxelles ne veut courir de risques alors que le contexte mondial impose d’en prendre.»

Poison lent

«Enrico a raison, mais le poison du Brexit n’est pas seulement distillé par les Britanniques, nuance, à Paris, l’ancien eurodéputé Jean-Louis Bourlanges, aujourd’hui parlementaire français. Nos institutions communautaires s’étouffent elles-mêmes par leur inertie car l’on voit bien qu’entre l’Europe-puissance rêvée par Emmanuel Macron, l’Europe attentiste d’Angela Merkel et l’Europe barricadée des pays d’Europe centrale, le virus de la désunion gagne du terrain. On va s’apercevoir, après le Brexit, combien la passerelle britannique entre la France et l’Allemagne, l’Europe du Sud et l’Europe du Nord était utile.»

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Direction le parvis du Berlaymont, le QG de la Commission européenne. Il est presque 14h ce jeudi 18 octobre. Le négociateur communautaire Michel Barnier vient d’y présenter l’ultime version de l’accord de retrait du Royaume-Uni. Ses collaborateurs le suivent au pas de charge vers le bâtiment du Conseil, de l’autre côté de la rue de la Loi, où Boris Johnson est attendu. Aparté: «On est là pour apporter des réponses communes au nom des 27 et on l’a plutôt bien fait depuis trois ans dans cette infernale négociation, argumente, en marchant, un cadre de la Commission. Mais il reste une question qui fait mal. Celle que beaucoup d’eurocrates se posent, même s’ils disent le contraire: et si ces insupportables Britanniques avaient raison? Et s’ils quittaient en fait le navire au bon moment?»

Le fantôme de Churchill paraît soudain nous suivre. «Nous avons maintenant davantage d’expérience, acquise à un prix amer, pour continuer de bâtir», plaidait-il à Zurich en 1946. Sauf que cette expérience est ébranlée: «Le Brexit a brouillé les cartes. Notre radar européen, à l’heure des menaces migratoires et de la guerre commerciale Etats-Unis-Chine et Etats-Unis-Europe, voit beaucoup moins clair» reconnaît un diplomate de l’UE.

«Brexiternity»

Le titre d’un livre tout juste paru à Londres cerne ce sentiment. Son auteur, l’ancien ministre des Affaires européennes de Tony Blair Denis MacShane, est familier de la Suisse. En grosses lettres, sur la couverture de son ouvrage? Un seul mot: «Brexiternity» (Bloomsbury), l’éternité du Brexit. Un néologisme affûté pour désigner le malaise dont la Grande-Bretagne ne va pas, selon lui, sortir de sitôt. Mais quid de la «Brexiternity» pour l’Union européenne? Quid de ce blues post-Brexit de l’eurocratie bruxelloise où les hauts fonctionnaires britanniques, tous francophones, comptaient parmi l’élite administrative communautaire?

«Le coup au moral bruxellois est évident, juge Bernard Spitz, homme clef du patronat français pour le Brexit, auteur de Merci l’Europe! Riposte aux sept mensonges populistes (Ed. Grasset). Mais je parie sur un rebond. Peut-être d’ailleurs que les eurocrates britanniques peuvent servir d’antidote. Ils n’auront plus leur pays derrière eux. Ils restent par engagement. Ils croient dans l’Europe. Ils n’auront rien à perdre…» Autre son de cloche, en revanche, de l’autre côté du «Channel». Fintan O'Toole est un journaliste irlandais basé à Londres. Son essai Heroic Failure («L’échec héroïque», Apollo Publisher) est un formidable, mais sacrément inquiétant, voyage dans les passions politiques britanniques: «Le Brexit, c’est une défaite transformée en victoire et les Britanniques ont toujours été très forts pour ça, écrit-il. Partir de façon glorieuse et laisser un champ de ruines derrière eux est leur spécialité historique.» Traduction qui fait froid dans le dos: les convulsions de l’Union européenne sont pour demain. Comme celles de l’Inde et du Pakistan après la chute du Raj…

Le Brexit, c’est perdant-perdant. Chacun se fait mal. Chacun perd son temps. Qui peut prétendre, malgré tous nos efforts, que l’UE a avancé depuis trois ans? Au monde entier, nous avons envoyé un signal de recul

Un conseiller de Jean-Claude Juncker

Un homme personnifie cet épuisement: Jean-Claude Juncker. Mardi 22 octobre, le président sortant de la Commission s’est présenté pour la dernière fois dans l’hémicycle strasbourgeois: 65 ans au compteur et une usure physique évidente, contre 72 ans pour le jovial Churchill de 1946, après cinq années de guerre. L’homme a pourtant présidé au sauvetage de la Grèce, eu le courage de proposer un plan de répartition des migrants, bataillé pour un grand plan d’investissement. N’empêche: le «vive l’Europe!» qui concluait son discours n’a pas remué le Parlement. «Juncker l’a souvent dit: le Brexit, c’est perdant-perdant, commente un de ses proches conseillers. Chacun se fait mal. Chacun perd son temps. Qui peut prétendre, malgré tous nos efforts, que l’UE a avancé depuis trois ans? Au monde entier, nous avons envoyé un signal de recul.»

«Protéger le mode de vie européen»

Et le fameux «coup de cravache» que ce divorce était censé donner aux Européens, comme l’affirmait jadis l’ex-eurodéputé vert Daniel Cohn-Bendit? Remplacé par le fouet du doute entre Bruxelles, Strasbourg et Luxembourg, y compris sur les valeurs. Lorsque le commissaire grec désigné Margaritis Schinas, porte-parole sortant de la Commission, s’est présenté le 3 octobre devant les eurodéputés, la controverse sur l’intitulé de son portefeuille – «Protéger le mode de vie européen» – a confirmé combien il sera compliqué de recoudre le canevas communautaire à l’épreuve des migrants, de Trump et de la stagnation économique. Surtout face à des Britanniques qui, une fois sortis, vont survendre aux milieux d’affaires internationaux leur «Singapour sur Tamise». «Le Brexit, c’est une série TV. Une fiction à rebondissements et à audience mondiale», sourit un ancien correspondant à Bruxelles.

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«L’Union n’a pas d’autre choix que de sortir de cette fiction, avec un agenda qui parle au monde, réplique Enrico Letta, aujourd’hui président de l’Institut Jacques-Delors. J’en vois deux: la transition écologique dont la nouvelle Commission dirigée par Ursula Von Der Leyen a fait son leitmotiv. Et l’humanisme technologique. Bruxelles doit devenir le laboratoire de l’économie verte et de la propriété individuelle des données, essentielles pour l’avenir de nos démocraties.» Sauf qu’il faudra, pour cela, s’affranchir des lobbies, des barrières réglementaires, du souverainisme énergétique, de la pression électorale des populismes: «On demande à cette Commission de porter un projet d’avenir alors que, depuis le début du Brexit, elle passe son temps à éteindre des feux et à se justifier», nous expliquait, en septembre, l’avocat suisse Jean Russotto, fin connaisseur des arcanes de l’UE.

Le Brexit, gaz paralysant d’une Union qui, suprême ironie, va continuer de s’exprimer officiellement en anglais, seconde langue officielle de deux de ses «petits» Etats: l’Irlande et… Malte. Au Financial Times, le quotidien financier britannique longtemps considéré comme la bible de Bruxelles, la tornade venue de Londres secoue les plus convaincus: «Le Brexit nous conduit à douter de tout ce que propose l’Union, admet un de ses reporters, dans la capitale de l’UE. Avant le référendum du 23 juin 2016, nous étions suspects d’être europhiles. Maintenant, nous nous sentons coupables d’oser encore y croire.»

Le poids de la culpabilité

La fêlure est devenue fracture. Les béquilles budgétaires communautaires suffiront-elles pour remettre debout une Union blessée, où l’ambition affichée – et surjouée – d’un Emmanuel Macron pour une future souveraineté européenne industrielle ou numérique bute sur les incertitudes allemandes, et les peurs d’abord «civilisationnelles» d’une Europe centrale minée, elle, par l’angoisse existentielle et l’obsession d’être, un jour, de nouveau abandonnée par l’Occident? «La machine bruxelloise ne peut pas répondre «vous avez tort» aux peuples qui ont peur, nous expliquait récemment le philosophe français Alain Finkielkraut. La peur, ce n’est pas un sentiment que vous faites taire à coups de normes ou de chèques.» Un écho à cette phrase de l’historien Christopher Clark, dans Les Somnambules (Ed. Flammarion), son essai magistral sur la descente aux enfers du Vieux Continent vers la Première Guerre mondiale. «En Europe, dès que nous posons la question du pourquoi, la culpabilité devient le point central. Au point d’envahir l’histoire.»

Repères:

  • Environ 2000 fonctionnaires britanniques travaillent au sein des institutions communautaires. Ils conserveront leurs emplois et leurs avantages malgré le retrait britannique de l’Union.

  • 45 milliards d’euros: c’est la facture due par le Royaume-Uni à l’UE au titre de ses engagements budgétaires comme pays membre et contributeur au budget européen. L’accord de retrait prévoit son paiement. Par contre, un «no deal» pourrait conduire Londres à refuser de l’honorer.

  • 3,2 millions d’Européens vivent au Royaume-Uni. 1,3 million de Britanniques vivent dans un pays de l’UE. Les droits de ces citoyens seront protégés.

  • Les 73 eurodéputés britanniques élus en mai quitteront le Parlement européen dès l’entrée en vigueur de l’accord de retrait. Ils restent en revanche en fonction en cas de report. Un nouveau commissaire européen britannique devra être, dans ce cas, également désigné. R

A lire pour aller plus loin:

«Merci l'Europe ! Réponse aux sept mensonges populistes» de  Bernard Spitz (Ed. Grasset)

Et pour poursuivre la discussion:  Rendez-vous le 8 novembre de 17h30 à 19h30 pour un «Dialogue européen» organisé par la Fondation Jean Monnet. «La France et la construction européenne» avec Hélène Conway-Mouret (Vice présidente du Sénat), Eric Roussel (Historien) et Richard Werly (Le Temps)

Batiment Synathlon. Auditoire 1216. Université de Lausanne.

Contact:  secr@fjme.unil.ch