Tantôt paradisiaques, sablonneuses, luxuriantes, tantôt battues par les vents, rocailleuses, inhospitalières… Il est souvent question de paysage lorsque l’on évoque les îles. Pourtant, un îlot peut cacher plus que quelque espèce exotique: il est bien souvent porteur d’histoires. Et ce sont ces récits insulaires que «Le Temps» vous conte cet été.

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Il s’agit d’un coup de foudre. Quand Mauro Morandi l’aperçoit, il sait qu’il va vivre sur cette île. Il venait de se séparer de sa femme et avait acheté un voilier avec ses économies pour parcourir le Pacifique, mais il n’ira finalement pas plus loin que les eaux italiennes. Et précisément celles d’Isola Budelli. Une fois qu'il a foulé le sol de ce bout de terre de l’archipel de la Madeleine, il ne le quittera plus. Car Mauro Morandi débarque sur cette île lilliputienne de moins de 2 km² au moment opportun. Le gardien des lieux démissionne et cherche son successeur. L’homme postule sans hésiter, obtient le job et devient dès lors l’unique habitant de Budelli.

C’était il y a un peu plus de trente ans et Mauro Morandi ne regrette pas ce choix. Régulièrement comparé à Robinson Crusoé, l’Italien n’affectionne pas ce parallèle et rétorque dans un documentaire qui lui est consacré: «Robinson voulait partir de son île. Moi, je veux rester.» Et c’est là tout son malheur. Agé de 81 ans, gardien de l’île depuis 1989, il ne se voit tout simplement pas quitter les lieux. Il ne s’est pas seulement adapté à cet environnement, il a fusionné avec lui. «Nous ne faisons plus qu’un», confie-t-il.

Le porte-voix en porte-à-faux

Avec ses paysages paradisiaques bordés de pierres de granit, d’arbustes et de cactus, ses criques qu’embrassent les remous d’une eau turquoise et son sable fin aux reflets rosés qui habille la Spiaggia Rosa, l’île Budelli semble être trop belle pour qu’une photographie puisse lui faire honneur. Et pourtant, son locataire octogénaire n’a de cesse de capturer ses moindres recoins. Nichée entre la Sardaigne et l’île de Beauté, à proximité des Bouches de Bonifacio, cette île ne demande qu’à se faire connaître. Et son porte-voix n’a de cesse de dire aux personnes de passage qu’il y a vu les dégâts causés par le tourisme affolant et le chamboulement climatique.

«Après trente-et-un ans sur place, j’observe une nette amélioration même si les yachts sont toujours trop nombreux à circuler», se réjouit-il. A son arrivée, l’île était depuis des décennies entre des mains privées. Ce n’est qu’en 2014 qu’elle passe entre celles du gouvernement italien, retirant du même coup son rôle de gardien à Mauro Morandi. Depuis, ce dernier lutte contre les autorités pour pouvoir rester sur place. «L’île est désormais un bien public et personne n’a le droit d’y vivre, elle appartient à tout le monde», rappelle Fabrizio Fonnesu, président du Parc national de l’archipel de la Maddalena. Son institution a pour mission de protéger la nature de ces 60 îles et îlots, dont Budelli.

Retrouver la couleur originelle

Une démarche protectrice amorcée en 1995, lorsque le gouvernement italien a déclaré la Spiaggia Rosa comme un lieu de haute valeur naturelle. «De nombreux touristes emportaient un peu de sable comme souvenir, perturbant l’écosystème fragile de ce lieu et lui faisant perdre peu à peu sa couleur, si caractéristique, provoquée par la décomposition de petites crevettes», raconte Fabrizio Fonnesu. C’est pourquoi une passerelle en bois a été construite pour permettre aux curieux de la regarder à 50 mètres de distance.

Interdiction d’ancrer son bateau dans la baie attenante, de se baigner à proximité de la plage, de marcher sur le sable, et bien sûr d’en ramasser: la bande retrouve peu à peu sa couleur originelle. «Mais cela n’est pas suffisant, poursuit-il. Depuis mi-juillet, une ordonnance limite le nombre de touristes autorisés à se rendre sur l’île, passant de 1800 par jour à seulement 80.»

Même si ce n’est plus sa fonction, Mauro Morandi se considère toujours comme le gardien de l’île. Il informe les touristes sur la nature environnante, la nécessité de la protéger, et l’entretient en ramassant les déchets portés par les vagues et le vent. Il vit dans une cabane en pierre, celle du précédent gardien, équipée d’une installation photovoltaïque et se nourrit grâce à des amis skippers qui lui apportent des vivres et de l’eau en bouteille. «Je ne peux plus pêcher, car je n’ai plus le droit d’avoir un bateau, et la citerne ne fonctionne plus, explique-t-il. Heureusement que je touche ma retraite d’enseignant pour pouvoir me faire livrer.»

Une beauté subjuguante

Son habitation pose justement problème aux gérants du parc national. «Nous aimerions la détruire, car elle contient de l’amiante, précise le président. Et nous avons pour projet d’ériger un centre d’information pour sensibiliser les touristes à la protection de la nature.» N’auront-ils pas besoin tout de même d’un gardien? Ou de quelqu’un pour animer ce centre, qui pourrait être Mauro Morandi? «Ce n’est pas à nous d’en décider, répond Fabrizio Fonnesu. Une fois les travaux terminés, nous ferons un référendum et les habitants de l’archipel feront part de leur préférence. Mais ce ne sera pas avant deux ans minimum.»

En attendant, le solitaire entêté passe ses journées à contempler le paysage, à méditer, à lire et à couper du bois pour l’hiver. Une routine familière aux pirates barbaresques, moines bénédictins et bergers corses, entre le XIIIe et XVIIe siècle. Certains soirs, Mauro Morandi partage des photos et ses réflexions sur Facebook et Instagram. Dans l’espoir que quelqu’un entende son message: «La beauté ne se regarde pas, elle se ressent. Schopenhauer a dit qu’elle sauvera le monde. Moi, j’espère que l’humanité sauvera la beauté.»

Si le retraité s’expose sur internet et dans la presse, c’est aussi pour rendre son combat public. «Je ne peux pas me résigner à quitter les lieux comme cela m’a été notifié plusieurs fois par les autorités, souffle-t-il. Je veux mourir ici et que mes cendres soient dispersées par le vent de Budelli.»


Caractéristiques

  • Année de découverte: inconnue
  • Position: située entre la Corse et la pointe nord de la Sardaigne, dans l’archipel de la Madeleine
  • Pays: Italie
  • Superficie: 1,6 km² 
  • Habitant: 1

Pour aller plus loin…

  • Livre: «La poltrona di ginepro», Mauro Morandi avec Gianpaolo Melani (Rizzoli, 2019).
  • Documentaire: «Seul sur son île, l’avenir incertain du roi de Budelli», Arte (2019).
  • Film: «Il deserto rosso», réalisé par Michelangelo Antonioni (Lion d’or au Festival de Venise, 1964).
  • Podcast: «To be One», All The Good Things, épisode 13 (mars 2020).