En Bulgarie, cette milice secrète à l’accent russe qui traque les migrants
Frontière bulgaro-turque
La région à cheval entre la Bulgarie et la Turquie est une pièce maîtresse dans le dispositif de sécurité européen. C’est aussi ici qu’opèrent ces milices de volontaires qui font la chasse aux migrants. Reportage au sein de la plus importante – et la plus secrète – d’entre elles

Il a fallu montrer patte blanche, argumenter, négocier chaque détail. L’Union Vassil Levski-BNO Shipka, organisation paramilitaire et patriotique, n’aime pas les curieux. «Nous sommes les seuls et véritables gardiens de la frontière de l’Europe face à la menace islamiste», nous avait annoncé Vladimir Roussev à Varna, principale ville au nord de la mer Noire, où se trouve son QG. Plus connu sous le nom de guerre de «Walter», ce petit homme râblé à la moustache fournie, dirige d’une main de fer l’organisation regroupant essentiellement d’anciens officiers des forces de sécurité du pays et qui affiche, selon lui, pas moins de 800 membres. Lui-même ex-colonel de l’armée de terre, Vladimir a du mal à se défaire du jargon militaire lorsqu’il nous expose ses activités: il y est question de «front» et de «base arrière», de «logistique» et de «chaîne de commandement». Nous comprenons que la véritable action ne se passe pas à Varna, mais beaucoup plus au sud.
«Patrouilleurs volontaires»
Cap donc sur Bourgas à l’autre bout de la côte, où après plusieurs jours d’attente nous allons enfin recevoir le feu vert de «Walter» pour rejoindre ses miliciens déployés à la frontière turque. Les instructions arrivent la veille, codées: il y est question d’une «randonnée dans la nature». Le rendez-vous est fixé à Marinka, petit village à la lisière de la Strandja, cette montagne sauvage à cheval entre la Bulgarie et la Turquie. De nouveau l’attente, puis le doute.
Ces redoutables «patrouilleurs volontaires» qui inondent la Toile de leurs exploits, existent-ils vraiment? C’est alors que deux voitures, comme sorties de nulle part, nous prennent en sandwich. Un grand gaillard aux cheveux retenus par un catogan en surgit pour nous inviter à les suivre. Nous prenons la direction de Malko Tarnovo, le principal poste-frontière de la région, avant de bifurquer vers la mer, direction le village de Iasna Poliana, nommé d’après la dernière résidence du grand classique russe Tolstoï.
Le hameau, situé à quelque 30 km de la frontière, est connu pour servir de halte, ou de point de rassemblement, des migrants – ou du moins ceux qui ont réussi à échapper aux checkpoints mis en place par la police. La toponymie du lieu, renvoyant à l’auteur de Guerre et Paix, vient s’ajouter à un autre élément troublant: l’homme qui nous a adressé la parole avait indiscutablement l’accent russe, un accent reconnaissable parmi mille dans ce pays connu pour avoir été le plus fidèle allié de l’Union soviétique.
Equipement militaire
Nous quittons la route goudronnée pour nous engager sur une piste qui nous mène encore plus à l’intérieur des terres. Devant une cabane utilisée par les chasseurs, les deux véhicules déversent une demi-douzaine de jeunes avant de repartir. En quelques minutes, ces derniers tronquent leur jean, t-shirt et baskets contre un équipement militaire complet: treillis, bottes, gourde, sac à dos, radio. A cela s’ajoutent de longs couteaux accrochés à leur ceinture, une bombe lacrymogène et un pistolet à air comprimé. Et des cagoules, noires, qu’ils vont enfiler «pour des raisons de sécurité».
«Nous ne portons rien d’illégal», précise l’homme à l’accent russe qui est à la fois leur instructeur et leur chef de groupe. Il nous présente les membres de la patrouille par leur nom de code: «Boxeur», «Coq», «Glissière de sécurité», «Ingénieur» et «Astika» (une marque de bière locale) pour la seule femme du groupe. Lui, c’est «Chamane». Après avoir fait une série de pompes, les membres de la patrouille sont désormais prêts. Ils sont invités à ne pas se montrer «agressifs» envers les migrants mais sont autorisés à «agir selon les circonstances». «Nous sommes en opération. Ceci n’est pas un entraînement», rappelle «Chamane».
«Devenir quasi invisible»
Les cinq jeunes s’enfoncent dans la forêt, guidés par leur commandant. Ils longent des sentiers, grimpent des collines, enjambent des ravins sans quitter des yeux la forêt: des canettes de Red Bull, des boîtes de cigarettes, des conserves, des bouteilles d’eau ou encore un vêtement abandonné sont des indices qu’ils sont sur la bonne piste. Au passage, «Chamane» leur enseigne comment placer un poste d’observation, traverser à découvert, ramper et se fondre dans la nature. «Le but c’est de voir l’autre avant d’être vu. Devenir quasi invisible, pour avoir l’avantage sur l’ennemi», explique-t-il.
Vu l’absence de migrants à cette heure de la journée, le groupe va se faire la main sur des bergers, avant d’approcher au plus près une étable, toujours en «mode furtif». Régulièrement, «Chamane» immobilise le groupe avant d’envoyer l’un de ses membres inspecter les environs pendant que les autres font le guet. «Je leur enseigne les techniques de base des Spetsnaz, les forces spéciales russes, en milieu hostile: renseignement, diversion, dissimulation», reconnaît-il.
En fait, dans cette patrouille tout est russe: la terminologie, les techniques utilisées et même les cartes – issues de l’état-major soviétique – parce que «celles de l’OTAN sont nulles», s’amuse le mystérieux commandant. Et lui, qui est-il? D’une prudence de Sioux, le Russe livre très peu de détails sur lui-même: on comprendra qu’il est un vétéran du Caucase du Nord, qu’il a fait la deuxième guerre de Tchétchénie (1999-2000) et qu’il est bien officier, diplômé d’une école militaire. Il explique sa présence ici par ses origines bessarabes, cette ancienne région aujourd’hui partagée entre l’Ukraine et la Moldavie, foyer de nombreux bulgares ethniques qui ont bénéficié d’un «droit au retour» dans leur patrie historique. «La Russie n’a rien à voir dans cette histoire, pour le meilleur comme pour le pire d’ailleurs», tient-il à préciser. «C’est à nous, ici, de faire le boulot. Pratiquement à mains nues.»
«Effet de surprise»
On l’aura compris, pour «Chamane» et ses camarades l’ennemi ce sont bien les migrants. «Il s’agit à 90% des combattants étrangers, avec une hiérarchie et de réflexes de guerriers», croient-ils savoir en soulignant qu’ils ne croisent ici, dans cette région présentée comme une bifurcation de la fameuse «route balkanique», que des groupes de jeunes Afghans. Tous des hommes, avec dans leur sillage des Pakistanais, des Irakiens et, parfois, des Iraniens. Ils affirment en appréhender plusieurs par semaine, qu’ils remettent aux gardes-frontières. «On évalue d’abord la taille, puis la dangerosité du groupe avant de surgir du bois. Le plus souvent l’effet de surprise est tel que les intrus se laissent faire», poursuit «Chamane».
«Nous ne sommes pas des chasseurs de migrants, mais des citoyens responsables!», met en garde depuis Varna Vladimir Roussev. A Sofia, plusieurs voix se sont élevées contre les activités de son organisation, certains demandant au contre-espionnage bulgare d’enquêter sur la présence de ces instructeurs russes qu’ils ont comparé aux «petits hommes verts» de Vladimir Poutine, les commandos sans signes distinctifs envoyés en Ukraine. En juin dernier, le Comité Helsinki pour la défense des droits de l’homme a demandé au Parquet d’interdire les activités de l’organisation paramilitaire, jugées anticonstitutionnelles et dangereuses. «Ces idiots ne savent pas qu’ils sont, eux aussi, sur la liste des hommes à abattre des combattants de Daech [Etat islamique]. Juste après les notables juifs», dit encore «Walter» en insistant lourdement sur le dernier point. Là aussi, on l’aura compris.
La Bulgarie comme dernier rempart de la «forteresse Europe»
La méthode bulgare, mêlant répression et coopération, semble de plus en plus appréciée par Bruxelles
Les efforts de Sofia pour sécuriser sa frontière orientale ne contribuent-ils pas à rendre la «forteresse Europe» encore plus hermétique? La question a fait bondir le commissaire aux Migrations, Dimitris Avramopoulos, venu inaugurer en Bulgarie le nouveau corps de gardes-frontière européens le 6 octobre dernier. «Regardez sur Internet et vous verrez à quoi cette expression fait référence», a-t-il répondu. La Festung Europa, chère à la propagande nazie, est devenue le nouveau cri de ralliement pour de nombreux mouvements anti-migrants et d’extrême droite sur le Vieux Continent.
Egalement présent à la cérémonie, le premier ministre bulgare a été, lui, beaucoup moins choqué: «Nous ne voulons pas d’une nouvelle forteresse, mais d’un endroit sûr, dans lequel nous pouvons vivre et circuler librement. Aujourd’hui un Bulgare porteur d’une carte d’identité européenne a plus de chances d’être contrôlé en Allemagne qu’un migrant. Vous trouvez ça normal?» a demandé Boïko Borissov. Le chef du gouvernement n’a de cesse de vanter le rôle de la Bulgarie dans la crise migratoire, un pays qui accomplit son devoir de «rempart» à la frontière extérieure de l’Union.
Pourtant, cette «méthode bulgare» qui semble de plus en plus appréciée par la Commission européenne, qui vient d’octroyer une aide d’urgence à Sofia de 160 millions d’euros, reste un curieux mélange de répression et de volonté de s’attirer les bonnes grâces de Bruxelles.
Il y a tout d’abord cette «clôture de sécurité» qui couvre désormais la quasi-totalité de la frontière avec la Turquie. L’installation – haute de 3 mètres et composée de plusieurs couches de barbelés – s’est révélée un gouffre financier. Dans la région de la Strandja, cette muraille traverse désormais les zones les plus sauvages, estropiant le parc naturel – le plus grand du pays – qu’abritent ces montagnes.
La Strandja grouille aussi de gardes-frontière et de militaires envoyés en renfort de tout le pays. Les «milices de volontaires» ont également proliféré, attirant des têtes brûlées, parfois d’anciens délinquants, mais aussi de véritables organisations paramilitaires qui réclament le même statut que leurs collègues hongrois, reconnus et financés par l’Etat.
Quel sort pour les migrants?
Le secret le mieux gardé de la Strandja? Le sort des migrants appréhendés. Selon tous les témoignages recueillis dans la région, ces derniers sont refoulés sans ménagement vers la Turquie et, parfois, dépouillés de leur argent. Officiellement, ils n’ont jamais mis le pied sur le sol de l’UE. L’action se déroulerait la nuit, dans des camions bâchés de l’armée. C’est le push back, dans le jargon des ONG, qui ont à plusieurs reprises dénoncé cette pratique.
Ceux qui passent entre les gouttes, une petite centaine par semaine, profiteraient de la complicité rémunérée de certains gardes-frontière. «L’astuce consiste à placer les agents de Frontex là où il ne se passe rien», rigole un hôtelier de Malko Tarnovo qui, comme tous ses confrères de la région, se frotte les mains: c’est dans leurs établissements que loge, contre espèces sonnantes et trébuchantes, toute cette armada.
Cette équation, dans laquelle tout le monde semble trouver son compte, est néanmoins mise en péril depuis cet été, lorsque la Serbie – débouché naturel des migrants transitant par la Bulgarie vers l’Europe de l’Ouest – a renforcé ses contrôles à la frontière, critiquant implicitement Sofia de ne pas faire le nécessaire. Depuis, les centres d’accueil bulgares, encore déserts cet été, débordent. D’autres sont en construction, malgré la résistance des habitants locaux qui ont manifesté à plusieurs reprises contre l’arrivée de nouveaux migrants. Un risque politique que le gouvernement ne veut surtout pas prendre.
(Alexandre Lévy)