Sur le parking du Decathlon de Grande-Synthe, quelques clients se dépêchent d’enfourner leurs achats dans le coffre de leurs véhicules. Stationné entre le grand magasin et le stade voisin, un fourgon de police, gyrophare allumé, monte la garde pour éviter les «incursions».

La «jungle» des migrants de Calais, à une quarantaine de kilomètres plus au sud, est coincée dans une étendue de dunes isolées, accolées au port des ferries en partance pour l’Angleterre. Assez éloignée des habitations. Celle de Grande-Synthe, à quelques kilomètres de Dunkerque et de la frontière belge, jouxte au contraire la zone industrielle, le complexe sportif et un quartier pavillonnaire. Le bosquet qui, hier, marquait le début des champs, est devenu un rideau de branchages hérissé de sacs plastiques, d’immondices et de vieux vêtements jetés dans la boue. D’un côté les maisons de briques coquettes, dont certaines toujours en construction. De l’autre, un bidonville de tentes enfoncées dans la fange…

Grande-Synthe illustre ce que la région Nord-Pas de Calais-Picardie et la Belgique voisine redoutent le plus, alors que la justice française doit statuer cette semaine sur la démolition de la partie sud de la «jungle» calaisienne: une dispersion des illégaux évacués dans les localités portuaires environnantes. Pierre et son épouse, tous deux enseignants, habitent juste en face d’une des «entrées» du camp de Grande-Synthe. Le spectacle depuis leurs fenêtres? Des policiers en faction jour et nuit, et des milliers de silhouettes qui pénètrent dans les fourrés, troués par la lueur orangée des braseros. Les Belges, qui ont décidé mardi de rétablir les contrôles aux frontières de la Flandre-occidentale, ont cité ce camp pour justifier leurs craintes. A raison? «Sans doute» reconnaît Pierre, tout en expliquant que lui et ses voisins n’ont jusque-là subi ni agressions, ni dommages, ni vols. «Si Calais est évacué, Grande-Synthe sera submergée».

Il faut pénétrer dans le camp, où tous les volontaires circulent chaussés de bottes, voire de cuissardes vu le niveau de boue, pour saisir la réalité quotidienne dans ces hectares de misère. Harid, un kurde anglophone de 32 ans, débarqué ici voici deux mois, nous sert de guide. Il vient de s’approvisionner en pain auprès d’une organisation caritative britannique dont le camion rempli de victuailles stationne au pied du Décathlon. A moins de vingt mètres, des familles viennent faire leur shopping sportif. Ici, une file d’hommes jeunes, bas de pantalons boueux, anoraks maculés de terre. Harid dit avoir, lorsqu’il vivait clandestinement à Londres dans les années 2000, épousé une anglaise qui lui rend visite une fois par mois. Sa tente, juchée sur un rebord de fossé, manque de sombrer dans la gadoue. Un terrain à peine plus sec est réservé aux familles. Un gamin se vautre devant nous près du dépôt d’ordures à ciel ouvert. Le cauchemar, pour les riverains qui se promenaient avant dans ces sentiers boisés.

Grande-Synthe? Un aspirateur à voix pour le Front National jurent tous ceux dont les jardinets portent la trace des voitures venues, souvent de nuit, alimenter les multiples trafics que ce camp a naturellement généré. D’autant que personne, ici, n’en voit le bout. Le nouveau patron de la région, le conservateur Xavier Bertrand, a sermonné l’Etat. La préfecture se défausse sur le ministère de l’Intérieur. Les CRS en faction, à l’extérieur, avouent n’intervenir «qu’en cas de graves violences». Liz, une volontaire irlandaise, les accusent de molester régulièrement des réfugiés. Un de ses collègues, look de rebelle couvert de piercings et de tatouages, affirme avoir vu des armes circuler la nuit. Vrai? Faux? «Je n’avais jamais vécu cela au Kurdistan» dit Harid, en nous montrant une photo de lui en vendeur de voitures d’occasion à Erbil. Cravaté. Coiffé. Presque un notable. Alors qu’à deux pas, les articles de presse sur les autorités flamandes qui, coté belge, incitent les populations à ne pas aider les migrants, sont placardés sur les murs. Avec des «Ils ont raison!» approbateurs.

Ce n’est pas un face-à-face. C’est une impasse. Plusieurs ratonnades nocturnes de migrants ont eu lieu. Au risque d’enclencher un cycle de violence, dans ce camp pour l’heure très pacifique. «Je ne vois pas comment cela peut tenir. Personne ne peut accepter un camp de plusieurs milliers de personnes abandonnées devant sa porte s’énerve au téléphone un responsable du magasin Decathlon. A tout moment, cela peut dégénérer».