Arrestations arbitraires, menaces, violences… C’est par la force qu’en vingt ans, plus de la moitié des terres arables du Cambodge sont passées aux mains de sociétés privées. Les plantations d’hévéa, de canne à sucre et autres projets immobiliers ou miniers se développent à grande vitesse, aux dépens de minorités spoliées de leurs terres. A travers un regard inédit sur ce phénomène, le documentaire «Le dernier refuge» – projeté mercredi soir au Festival du film et du forum international sur les droits humains*- nous plonge dans la survie quotidienne des Bunong, communauté des hauts plateaux du Mondolkiri, qui luttent depuis 2008 pour conserver leur patrimoine. Rencontre avec Anne-Laure Porée, co-réalisatrice.

Le Temps: Où en sont les négociations avec Socfin, la filiale du groupe Bolloré qui exploite l’hévéa sur les terres qui appartenaient aux Bunong?

Anne-Laure Porée: L’enjeu de ce documentaire n’est absolument pas de pointer du doigt une société en particulier. Il y a aussi des entreprises vietnamiennes, cambodgiennes et d’autres nationalités qui exploitent les forêts du Mondolkiri. D’ailleurs, dans le documentaire, on ne la nomme jamais: c’est «la compagnie». Le but est de montrer, depuis l’intérieur, le système auquel les Bunongs sont confrontés. C’est leur propre regard sur ce qui est en train de leur arriver.

– Comment ce processus d’accaparement des terres a-t-il commencé à grignoter les terres arables et les forêts cambodgiennes?

– Pour favoriser le développement économique et pousser des entreprises étrangères à investir dans le pays, les autorités ont mis en place une législation très souple pour les multinationales. Si bien qu’à partir de 2008, de nombreuses compagnies internationales ont acquis des concessions pour développer notamment la culture de l’hévéa.

– Cela signifie que ces sociétés opèrent sur le territoire des Bunong en toute légalité?

– Complètement. Le gouvernement octroie une parcelle à une entreprise pour cultiver de l’hévéa ou de l’huile de palme. Cette société va donc devoir raser la forêt. Pour ce faire, elle a indemnisé les Bunong à hauteur de 200 dollars par hectare coupé. Une somme bien insuffisante, qui n’a pas permis aux Bunong, privés de leur outil de travail, de subsister bien longtemps. La compagnie leur a alors laissé le choix: soit ils acceptaient l’octroi d’une surface équivalente pour cultiver de l’hévéa sur la même concession, soit ils se voyaient attribuer un champ hors de la concession où ils étaient libres de cultiver ce qu’ils voulaient.

– Beaucoup de Bunong ont-ils choisi de partir vivre ailleurs?

– Pas du tout, car le mir comme ils l’appellent, c’est-à-dire le champ, représente tout pour eux. Il est le lieu de vie qui les nourrit et abrite leur maison, ainsi que leur lieu de culte. C’est leur héritage. Il n’y a pas de marquage physique entre les différents mirs, mais les différents villages Bunong entretiennent une mémoire très forte des frontières, qui sont le fondement de leur communauté. Le mir est le maillon central de leur organisation sociale et de leur identité.

– Dans le documentaire, les Bunong n’apparaissent pourtant pas réfractaires au développement économique.

– Au départ, nombre d’entre eux voyaient dans la culture de l’hévéa un moyen d’évoluer financièrement. Le problème est qu’entre le moment où ils ont choisi de reprendre un lot de culture d’hévéa, et sa récupération concrète, plusieurs années se sont écoulées. Et lorsqu’ils sont sont entrés en possession de leur lot, le découragement a été total: nombre de Bunong se sont vus attribués des parcelles aux sols quasi stériles, truffés de pierres, dont ils ne peuvent pas tirer profit.

– Mais entre-temps, ils s’étaient endettés sans le savoir.

– Dès le début, les sociétés avaient omis de leur préciser le coût de cette opération. Ainsi, les hévéas qui ont été plantés -avant même qu’ils ne prennent possession de leur lot- leur ont été facturés, au même titre que les pesticides utilisés, les salaires des ouvriers qui avaient entretenu la parcelle…

Les Bunong vivent depuis des générations en autosuffisance, et ils sont aujourd’hui embarqués dans un système où ils n’ont pas leur mot à dire. Ils ne font que subir ce changement de modèle économique, sans jamais être intégrés à aucun processus de développement.

– Au Cambodge, les Bunong sont-ils une communauté à part?

C’est certainement une ethnie qui a toujours vécu sur les marges de la société. Pour les désigner, les Khmers utilisent le terme Phnong: il y a une connotation péjorative, associée à l’idée de sauvage. Pour le documentaire, nous avons préféré la transcription Bunong, choisie en accord avec eux. Mais en matière de conflit foncier, il n’y a de particularité: leur colère est universelle, c’est une perspective va bien au-delà des hauts plateaux du Mondolkiri.

– Le documentaire se termine sur une note très pessimiste, mettant en exergue le sentiment de cupabilité des Bunong de ne pas pouvoir préserver leur héritage terrien pour les générations futures. Sont-ils réalistes?

– Complètement, d’autant plus que leur situation a empiré depuis la fin de notre tournage en 2012. Le nombre de compagnies opérant autour de leur village s’est encore accru. En janvier dernier, ils ont même dû protester contre une compagnie qui voulait construire une route sur leur cimetière!

Les Bunong ont maintenant décidé de faire valoir leur droit à une terre communautaire, mais les démarches pour l’obtenir sont longues et fastidieuses. Sans compter que la plupart d’entre eux ne parlent pas khmer. D’autres petits cultivateurs sont aussi arrivés de différentes régions du Cambodge, avec des papiers légaux pour exploiter un bout de cette terre, documents qu’ils ont obtenus en payant des commissions.

Face à ce déferlement, les Bunong essaient d’utiliser le droit international pour se protéger, mais cela n’aboutit pas. Leur communauté n’est pas armée d’un point de vue organisationnel pour se défendre contre ces attaques régulières et permanentes.

– C’est un combat sans fin?

– C’est la lutte de David contre Goliath. Les Bunong ne sont pas des militants. Mais ils apprennent. Par exemple, en ce moment, ils tentent d’adapter leur modèle agricole à des parcelles plus petites. C’est une révolution pour eux. Ils n’en sont qu’au début de cette réflexion, mais cela peut être une piste pour leur permettre de continuer à vivre sur la terre de leurs ancêtres.

*Projection Le dernier refuge mercredi soir à 18h30 à la Maison de la Paix, suivie du débat: «Achats de terres et évictions forcées».

Renseignements sur www.fifdh.org