Ne sous-estimez pas les casseroles. Cet ustensile de cuisine, lorsqu’il est frappé avec une cuillère en bois, une spatule ou un fouet en inox, produit un bruit qu’aucun gouvernement ne devrait ignorer. Ces dernières semaines, les rues de la Colombie, du Chili, du Liban ou de l’Algérie ont entendu résonner les concerts métalliques des manifestants accompagnés de chants et de slogans révoltés. Des militants de l'Amérique latine entière se préparent dimanche prochain pour un grand cacerolazo, «casserolade» en français, en simultané.

La pratique est ancienne. Certains historiens la font remonter au Moyen Age avec le charivari. C’est au Chili, lors de protestations de droite contre le président socialiste Allende en 1971, que la pratique  est devenue populaire. La méthode est aujourd’hui globale. La casserole a même fait sa mise à jour 2.0 sous forme d’application de téléphone. Elle est devenue instrumentale de hip-hop pour la rappeuse franco-chilienne Ana Tijoux qui s’en sert pour poser ses rimes sur son hit contestataire #Cacerolazo.

Marcos Ancelovici, sociologue des conflits sociaux à l’Université du Québec à Montréal, a largement étudié ce phénomène lors de la grève étudiante québécoise de 2012 et explique en quoi cet outil de cuisson est porteur de révolte.

Le Temps: Qu’est-ce qui fait que la casserole soit aussi populaire dans les manifestations?

Marcos Ancelovici: Symboliquement, la casserole renvoie aux besoins de la population, à ses préoccupations privées. Il y a une forme de transgression lorsque la sphère privée débarque dans l’espace public. C’est plus qu’une simple interpellation de l’Etat. C’est la nature même du domestique qui résonne. Et puis, les casseroles font beaucoup de bruit! Au Chili, pendant un récent couvre-feu, les gens se sont installés à leurs fenêtres pour taper sur leurs casseroles. Ils ont pu participer à une mobilisation collective depuis chez eux.

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Est-ce un phénomène nouveau?

Non, pas vraiment. L’origine est difficile à retracer, mais c’est surtout sous le gouvernement d’Allende au Chili que la pratique s’est popularisée. Initialement, ce sont des femmes de milieux aisés, de droite, qui sont sorties avec des casseroles dans la rue pour dénoncer les pénuries alimentaires causées, prétendument, par le gouvernement socialiste. A ce moment-là, la casserole apparaît comme un symbole lié au rôle de la femme comme garante du foyer. Elle dénonce une mauvaise gestion gouvernementale. Ce symbole sera repris durant l’ère Pinochet par les femmes des milieux populaires. Et à partir de là, il sera associé à la gauche et sera repris dans beaucoup d’autres mobilisations, sans être lié à un pays et à une époque en particulier. Les réseaux sociaux ont probablement favorisé la diffusion de la pratique à l’international.

Au Québec, par exemple, les casseroles ont été utilisées lors d’une grève étudiante, la plus grosse mobilisation politique de l’histoire de notre région, pour dénoncer une loi qui restreignait la liberté de manifester. Dans ce contexte, la casserole n’était plus associée au besoin primaire de se nourrir, mais à une loi liberticide. D’autres villes se sont mobilisées en soutien et on a pu voir des concerts de casseroles à Toronto, New York ou Paris.

Il existe désormais plusieurs applications pour smartphone (iCacerolazo, Cassolada 2.0, etc.) qui reproduisent le bruit d’un concert de casserole. La casserolade digitale serait-elle plus efficace?

Faites résonner une casserole virtuelle

J’espère qu’ils ont de bons haut-parleurs, parce qu’un téléphone fait beaucoup moins de bruit qu’une casserole (rires)! Ce n’est pas surprenant, ça suit la tendance actuelle. Pour qu’une pratique puisse être diffusée, elle doit être décontextualisée et standardisée. L’application sur le téléphone, c’est le summum de la standardisation. N’importe qui peut se connecter et télécharger l’application. L’avantage, c’est que la pratique peut se diffuser. L’inconvénient, c’est que l’on finit par ne plus savoir d’où elle vient.