Guerre en Ukraine
L’Europe vit au rythme des envois d’armes en se limitant parfois au débat de savoir quel pays répond le mieux aux demandes de Kiev. Mais ces armes font aussi partie de parcs militaires qu’il faut gérer. Et elles sont utilisées par des soldats auxquels nous sommes allés demander comment ils vivent cette attention nouvelle

«On sent énormément de choses à l’intérieur d’un AMX-10 RC. Il fait un beau bruit. En tant que pilote, c’est mon véhicule préféré. Il est gros mais très maniable et rapide, on peut tout franchir avec lui. Ça me fait plaisir qu’il soit au centre de toute cette attention.» Sincèrement attaché à son outil de travail, regard pétillant, sourire en coin mais manières irréprochables, le première classe Anrif, 20 ans, est né à Mayotte et a grandi à la Réunion. Engagé dans l’armée de terre depuis moins d’un an après une année d’études de droit qui ne lui a pas plu et deux années dans une association musulmane d’aide aux familles défavorisées, il a toujours été attiré par l’uniforme et l’idée d’aider les gens. Et il s’épanouit donc aujourd’hui en conduisant ce blindé dont une quinzaine d’exemplaires ont été donnés à l’Ukraine.
Beaucoup plus expérimenté du haut de ses 46 ans, l’adjudant-chef Michel, instructeur de tir en fin de carrière, plein de gouaille, confirme cet attachement: «C’est une belle bête. En trois mois d’engagement au Mali, je ne l’ai jamais vu en panne. L’avantage de ce type de matériel, c’est que même en cas de soucis électroniques on peut continuer à rouler et à tirer en manuel. Et il est très simple d’utilisation, pas besoin de beaucoup plus de quinze jours pour apprendre à le manier. On le pleurera quand il disparaîtra.» Même appréhension du côté du jeune Anrif: «Il y a huit mois, pendant ma formation, j’ai pu rentrer dans un Jaguar. Je préfère rester sur l’ancienne machine, c’est rustique mais je trouve cela intéressant. J’aime son histoire, j’adore conduire avec des bandes [sorte de leviers qui remplacent le volant, ndlr].» Car dans l’armée française, l’AMX-10 RC (RC pour «Roues-Canon» et donc sans chenilles mais avec un assez gros calibre de 105 mm) est progressivement remplacé depuis 2021 par l’engin blindé de reconnaissance et de combat ultra-technologique Jaguar du programme Scorpion, large plan de modernisation de l’armée de terre.
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Depuis un an, nous vivons au rythme du décompte des armes envoyées à l’Ukraine, en se limitant parfois au débat pour savoir quel pays en envoie le plus et à quel point tout cela répond aux demandes et besoins de Kiev. Mais ces armes viennent de quelque part, elles font partie de parcs militaires occidentaux qu’il faut gérer. Et surtout, elles sont utilisées par des soldats ici aussi. Nous sommes donc allés à leur rencontre pour qu’ils nous disent leur ressenti avec l’exemple particulier du char léger français AMX-10 RC. Anrif et Michel participaient effectivement mi-mars à un exercice de tir à Suippes, dans la Marne, en plein centre de ces grandes plaines champenoises qui ont vu les plus meurtrières batailles du siècle passé. Elles sont aujourd’hui parsemées de nécropoles militaires et de bases héritières des infrastructures construites là à cause de la proximité allemande.
Armes rustiques
Le peloton dont fait partie Anrif, une subdivision de trois AMX-10 RC mis en circulation dans les années 1980 mais modernisés depuis, est basé à Angoulême et fait partie du 1er régiment d’infanterie de marine (1er RIMa). Pas grand-chose à voir avec l’infanterie ou la marine: ce nom est hérité de siècles de troupes transportées en bateau mais le régiment fait aujourd’hui partie de l’armée de terre et est spécialisé dans la cavalerie légère-blindée et plus particulièrement dans l’AMX-10 RC.
Depuis des décennies, la population et les médias se passionnent pour les équipements de pointe, les avions de chasse, les porte-avions et les sous-marins nucléaires. Cependant, depuis le début de la guerre en Ukraine et ses violents combats d’infanterie et d’artillerie, l’armée de terre et certaines de ses armes considérées comme basiques, reléguées dans nos imaginaires aux tranchées du siècle passé et aux fantasmes de la guerre froide, vivent un retour en grâce dans l’opinion. Ce sont elles qui sauvent les Ukrainiens. Les militaires du 1er RIMa, eux, ont décidé depuis bien longtemps de consacrer leur vie à ces armes. Le caporal-chef Tanguy, fils d’un ancien militaire actif lui aussi dans les blindés, a commencé par un certificat d’aptitude professionnelle de conducteur d’engins de travaux publics. Il aime conduire les grosses machines et s’est donc vite orienté vers «le 10 RC et ses bandes rustiques qui sortent de l’ordinaire». «Avec le temps, on apprend à bien connaître ces machines, c’est comme les anciennes voitures, on pouvait les réparer soi-même», explique-t-il.
Cette «rusticité» qui revient dans la bouche de tout le monde tient donc davantage du compliment que de la qualification dégradante. Nos soldats la présentent même comme une caractéristique de l’armée française, faite de débrouillardise, de conditions extrêmes et de bien moins d’accompagnement logistique que l’armée américaine par exemple. Peut-être un héritage des guerres mondiales qui ont eu en grande partie lieu dans la région où ils réalisent leurs exercices cette semaine. Voilà qui tombe bien, alors qu’Emmanuel Macron appelle à «ne pas céder à la sur-sophistication» dans les nouveaux armements au vu des enseignements de cette première année de guerre en Ukraine.
Envoyés à la casse
Les premiers AMX-10 RC français sont donc arrivés en Ukraine ces dernières semaines, à peu près en même temps que les premiers chars Leopard envoyés par la Pologne. Trente et un Abrams américains, 14 Challenger britanniques et autant de Leopard allemands sont également attendus. Dans le cas des AMX-10 RC, on parle d’une quinzaine de blindés français qui pourraient être complétés par d’autres dans les mois qui viennent. Kiev demandait plutôt des tanks lourds et modernes, comme le Leopard allemand, l’Abrams américain ou le Leclerc français. Mais la France n’a pas de programme de remplacement de ses 200 Leclerc actifs et ne voulait donc pas se passer d’un seul de ses rares tanks de pointe. «Si on donne des Leclerc, il n’y a rien dans les usines qui est destiné à les remplacer, nous explique Marc Chassillan, professeur expert des blindés et auteur de l’Encyclopédie des chars de combat modernes. Ce seraient des pertes sèches, contrairement aux canons Caesar dont la ligne est ouverte pour l’export et de nouvelles commandes françaises.»
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En revanche, l’armée de terre française, qui dispose d’environ 250 AMX-10 RC dans ses régiments de cavalerie légère, commence à les remplacer à un rythme d’à peu près 40 par an par le Jaguar. Les derniers Jaguar devraient être livrés autour de 2030. Les AMX-10 RC sont donc progressivement «libérés». «On les retrouvera peut-être en pot de fleurs sur nos champs de tir, ou alors ils seront vendus à des partenaires qui en ont bien besoin», pense l’adjudant-chef Michel. Selon Marc Chassillan, l’usage voulait jusqu’à récemment que les matériels libérés soient en grande partie envoyés à la casse. Et c’est peut-être là que les choses sont le plus concrètement en train de changer. «La politique des armées en France, c’était de ne pratiquement conserver aucun stock», explique l’expert en s’appuyant sur «Stocks militaires: une assurance-vie en haute intensité», une étude de l’Institut français des relations internationales (Ifri).
«Presque tous les vieux matériels passaient entre les mains des ferrailleurs. J’ai cru comprendre que dans les réflexions à la suite de la guerre en Ukraine on allait conserver davantage de matériels pour pouvoir les donner à des alliés ou les avoir en réserve en cas de remontée en puissance. Un AMX-10 RC, c’est mieux que rien. Si on en prend soin, on peut en garder la moitié et transformer les autres en réservoir de pièces détachées. Ils ne seront pas dans les régiments d’active, car le Jaguar prendra leur place et les effectifs n’augmenteront pas, mais peut-être qu’on les gardera en réserve au cas où.» Le lieutenant-colonel Joseph, expert de l’armée de terre en matière de capacité char blindé, relativise: «Quand on sort nos matériels du service, on entre dans une procédure de retrait avec des traitements différenciés selon l’état du matériel, le potentiel qu’il peut avoir au profit de partenaires ou d’alliés. A l’heure actuelle, nous avons notre trajectoire de sortie de l’AMX 10 RC, étroitement liée à l’arrivée du Jaguar. Dans l’environnement particulier de la guerre en Ukraine, nous sommes amenés à réanalyser cette trajectoire afin d’identifier si nous pouvons optimiser notre soutien à l’armée ukrainienne. Quoi qu’il en soit, il s’agit de prendre en compte la totalité des facteurs et d’assurer le maintien de la capacité blindée au sein de l’armée de terre.»
Pour Marc Chassillan, cependant, les choses sont bien en train de changer: «Les militaires disaient qu’il fallait garder nos matériels, ce sont les comptables du Ministère des finances qui leur demandaient de s’en débarrasser. L’entretien coûtait trop cher à leurs yeux. Les politiques étaient complètement inconscients de ce genre de questions, ils n’ont jamais été sensibilisés, il y avait d’autres chats à fouetter. Maintenant, il y a une vraie sensibilisation, les gens sont en train de se mordre les doigts en se disant que s’ils avaient gardé certains véhicules, ils pourraient les envoyer en Ukraine. Il y a des dizaines de Mirage 2000 qui sont passés à la tronçonneuse chez les ferrailleurs et qui auraient été bien utiles aujourd’hui que tout le monde se demande quels avions donner à l’Ukraine. Quand on a vu les Allemands, les Britanniques, les Américains, les Polonais commencer à donner des matériels qu’ils avaient gardés en stock et que nous, nous n’avions rien, les yeux de tout le monde se sont ouverts. On a donné des canons Caesar car il n’y avait rien d’autre. On a été obligés de se défaire de matériels en service pour ne pas être ridicules.»
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La potentialité d’un engagement mortel
La traduction du regain d’intérêt pour les activités traditionnelles de l’armée de terre pourrait donc plutôt se concrétiser par une non-diminution des effectifs et une augmentation des stocks étant donné que les budgets restent limités dans les projections qu’analyse Marc Chassillan.
Parmi nos «Marsouins», le petit nom que l’on donne aux soldats de l’infanterie de marine, en tout cas, on vénère ces AMX-10 RC. Peut-être même davantage que le Jaguar, qui doit arriver bientôt dans ce régiment, ou le char Leclerc, qui faisait plus souvent parler de lui. «J’ai choisi le 10 RC car j’aimais son côté léger ainsi que le fait qu’il offre la possibilité de faire de la reconnaissance et des combats débarqués [manœuvres à pied en dehors des véhicules, ndlr]», nous affirme le sergent Alexandre, ancien plombier-chauffagiste toulousain de 26 ans qui va bientôt se marier et adore nous parler de son véhicule. Sorti avec succès des classements de son école de sous-officier, il a préféré cette arme pour sa mobilité mais aussi, comme beaucoup d’autres, ce régiment pour sa très longue histoire, ses faits d’armes et sa situation à Angoulême, dans le sud-ouest du pays, au chaud.
L’attention médiatique nouvelle autour de l’armée de terre change-t-elle quelque chose pour ces soldats? «On en parle davantage à la télé mais nous étions déjà en plein dedans, répond le sergent Léandre, 23 ans. Ma famille a toujours été dans l’ambiance militaire donc il n’y a pas de grand changement de point de vue pour nous.» Ses proches lui ont demandé si les véhicules de son régiment étaient concernés par l’Ukraine, mais sans plus. Pour lui, l’envoi d’AMX-10 RC est surtout intéressant pour montrer que c’est un bon outil de travail et avoir des retours sur leur utilisation dans un conflit de haute intensité. «Ma famille ne connaissait pas grand-chose aux blindés, raconte par contre le première classe Anrif. Ils s’y sont bien sûr intéressés quand je me suis engagé mais avec ce qu’il se passe en Ukraine, ils comprennent mieux leur importance, ils m’en parlent beaucoup. Il y a de la fierté de pouvoir aider un pays qui nous est proche.» Le sergent Alexandre lui aussi perçoit une évolution de la perception autour de lui avec des proches qui «visualisent» beaucoup mieux l’engin et prennent conscience de l’usage concret qui peut en être fait. «Cela peut donner encore plus de sens à notre engagement.»
Est-ce que cet intérêt nouveau et les images du front ukrainien provoquent une inquiétude particulière de la part des proches? La compagne du sergent Léandre, qu’il a rencontrée avant l’armée, quand il vivait encore à Anger, n’est «pas plus chamboulée que ça». «Mais elle évite de regarder les médias, ça peut aider.» Plusieurs militaires croisés à Suippes nous affirment par ailleurs que leur famille et leurs voisins s’intéressent plus au destin du militaire qu’ils connaissent qu’aux dernières évolutions de la géopolitique. Quand le régiment a perdu des soldats au Mali, toute la ville était mobilisée, les messages de solidarité et les dépôts de fleurs se multipliaient. Mais comme le régiment n’est pas du tout orienté vers l’Est pour l’instant, les proches ne sentent pas de nouvelle menace pour leurs militaires. Les familles et les soldats sont par ailleurs depuis longtemps préparés et accompagnés face à la potentialité d’un engagement mortel. Que ce soit en Afghanistan, au Mali ou en Ukraine, la donne ne change donc pas beaucoup pour eux.
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