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Les «chimères», milices désœuvrées, terrorisent les Haïtiens jusque dans les hôpitaux

Les jeunes gens armés et sans uniforme soutiennent le régime du président Aristide. Ils peuvent aussi se ranger du côté de l'opposition, tant qu'il y a de l'argent. Les enfants et les adolescents sont très impliqués dans les affrontements. Ils sont victimes tout autant des combats que d'un système hospitalier ravagé. Reportage.

Vendredi, odeur de calme dans Port-au-Prince. Ici, le calme sent le pneu brûlé. Sur la route, les barrages sont encore là, mis en place pendant la nuit par la police accompagnée de ces jeunes gens armés et sans uniforme que le pays a baptisés «chimères». Ils terrorisent Haïti, ces presque enfants qui soutiennent tour à tour les deux camps, pouvoir élu et opposition. Les «chimères» sont du côté de l'argent, toujours.

Et le gouvernement n'en a pas. C'est Herman Nau, secrétaire d'Etat à la jeunesse, qui le dit, à deux pas de la piscine de l'Hôtel Kinam. «Nos enfants ont besoin de structures pour les intégrer, mais nous n'en avons pas les moyens», regrette-t-il. Alors, le président Jean-Bertrand Aristide bâtit du vide. On les surnomme déjà President Place, parce qu'ils sont nombreux, à Port-au-Prince, ces espaces où l'on se rassemble le jour et qu'on évite la nuit. Herman Nau est fasciné par son président, dont il affirme à raison que même ses opposants les plus farouches le craignent. Au point qu'il n'y a plus personne dans cette grande ville dès que le soleil s'efface et que les rares lampadaires actifs ne peuvent plus cacher grand-chose.

L'Hôpital général, un Haïti en miniature

La nuit, sur les cimes de la capitale, il faut passer de lourdes grilles, saluer un gardien au fusil lourd et caresser un berger allemand si l'on espère trouver quelque animation. Dans l'une de ces forteresses où l'élite de l'art haïtien se protège, on projette ce soir un film expérimental du vidéaste Maxence Denis. Zone interdite, l'histoire tue de ces enfants qu'on ne remarque plus depuis les hauteurs. On y voit Aristide impuissant et les jeunes manipulés, prétextes à de longs débats sur la démocratie au cours desquels il s'agit de jouer à se persuader qu'il n'existe qu'une et indivisible réalité haïtienne.

Pour voir les victimes, il faut se rendre à l'Hôpital général, institution cabossée où le vacarme fait oublier l'odeur de mort. Felix Levy, président du syndicat des soignants, y invoque lui aussi la démocratisation du pays, la réconciliation surtout. Il nous conduit dans les artères malades de bâtiments où l'on attend beaucoup et l'on soigne peu. Dans cette pédiatrie en réfection depuis deux mois et demi, des corps infirmes, jaunis par la fièvre, ne comptent plus que sur le silence de leur mère pour s'en sortir. Et sur deux femmes en blouse qui ne savent pas bien où le médecin sous-payé a pu passer.

Ici non plus, il n'y a pas d'argent. Et la mine désolée de Felix Levy pourrait faire croire à un abandon, si chacun ne s'affairait à l'impossible. L'Hôpital général est un Haïti en miniature, où toutes les victimes sont innocentes. Même les «petits de l'opposition», comme dit un médecin, qui arrivent ici blessés par balle ou à la machette. Et qui risquent de se faire achever par des «chimères». «C'est arrivé plusieurs fois», murmure le soignant.

Alors, pour éviter que ces combattants adolescents ne passent directement du service des urgences à la morgue, des docteurs les soignent discrètement, en dehors des institutions d'Etat. Parce que les blessés n'ont plus confiance en ces policiers en civil qui ne disent pas leur nom et sont censés garder l'entrée des salles de soin. Tous les jours, ramenés des manifestations ou des combats de rue, des cadavres entrent dans l'Hôpital général. Des morts dont on ne parle pas dans la presse, focalisée sur les combats du nord.

Les miliciens juvéniles, en Haïti, n'ont guère le choix. En général, ils doivent se faire soigner dans cet hôpital où les soignants ne trient pas, mais ne peuvent tout de même pas sauver tout le monde. Quant aux leaders de l'opposition, pris sous le feu des «balles perdues», ils pouvaient encore jusqu'à il y a peu se faire traiter dans les cliniques privées. Récemment, un assassin est entré dans celle du quartier Canapé Vert. Il y a désormais égalité dans la terreur en Haïti. Mais, comme partout, ce sont les hommes de main, les enfants de main en l'occurrence, qui paient en premier le combat des grands.

Felix Levy ne s'encombre pas du mot «chimères». Il classe les patients selon le degré d'urgence de leurs maux. Il sait bien mais doit se taire. Il sait, comme tout le monde ici, que les policiers ne sont pas en mesure de relever ceux qui sont tombés dans la rue. Il sait, comme chacun, qu'il n'est pas de militance honnête qui se sert des enfants pour mener les luttes qu'elle estime juste. Il sait, et Haïti sait aussi, que la maladie de ce pays est l'outrance. Et qu'il faut soigner les enfants plutôt que les armer.