En février, ils étaient près de 180 personnes réunies dans une salle de l’Union internationale des télécommunications (UIT) établie à deux pas de la place des Nations à Genève. Motif: écouter une équipe d’ingénieurs chinois présenter un nouvel IP (protocole internet) au nom de Huawei, de China Unicom, de China Telecom et du Ministère chinois de l’industrie et de la technologie de l’information. Une infrastructure totalement nouvelle d’internet. Par le passé, diverses alternatives à l’internet actuel, dominé par les sociétés technologiques américaines, les Gafam, ont déjà été présentées. Mais cet épisode, raconté récemment par le Financial Times (FT), apparaît comme la bataille la plus sérieuse jamais menée pour contrôler la Toile. Un combat qui se superpose à la rivalité géopolitique entre les Etats-Unis et la Chine, d’une part, et au modèle de société démocratique ou autoritaire, de l’autre.

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Autorité étatique

A l’UIT, agence des Nations unies responsable de nombreux standards dans ce domaine, le nouvel IP chinois, apparemment en phase d’élaboration, a été expliqué au moyen d’un Powerpoint, mais sans grands détails. La démonstration a cependant eu pour but de montrer que l’internet actuel n’est plus à la hauteur des nouvelles technologies, de la communication par hologrammes, des voitures autonomes ou de la chirurgie à distance. A en croire le FT, la Russie soutiendrait la proposition chinoise. Des Etats comme l’Iran, l’Arabie saoudite seraient aussi intéressés par un modèle prônant une gestion «top down» d’internet où l’Etat jouit d’une pleine souveraineté d’internet.

Que faut-il dès lors penser du nouvel IP chinois? L’un des pères de l’internet suédois et conseiller digital du gouvernement à Stockholm, Patrik Fältström, est très critique. «Une chose m’irrite. La proposition chinoise dit résoudre tous les problèmes d’internet, mais on ne sait pas lesquels.» Il craint que le nouvel IP chinois confère à l’Etat l’autorité absolue de dire qui pourrait se connecter à internet. A voir la manière dont Pékin gère internet, cette perspective fait figure d’épouvantail. Il le relève: «Même si on est captif des big techs, on peut toujours choisir de ne pas utiliser Google.»

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Directeur de la DiploFoundation à Genève et responsable de la Geneva Internet Platform, Jovan Kurbalija estime que la proposition chinoise a plusieurs mérites: «Elle a été bien testée dans les milieux académiques. Elle est discutée dans un processus régulier de l’UIT et peut être mise en œuvre rapidement par Huawei et de grandes sociétés chinoises.» Jovan Kurbalija poursuit: «De nombreuses organisations ont déjà travaillé sur un nouveau protocole internet, que ce soit l’Internet Engineering Task Force, Google avec son Quick ou Mozilla par son DNS via HTTP. La proposition chinoise n’est qu’une compilation de ces efforts, de projets académiques.»

Le directeur de la DiploFoundation ajoute: «Pour la première fois, la Chine montre une supériorité intellectuelle à l’échelle globale. Elle n’agit pas comme seule fabricante de produits, mais donne une nouvelle direction au domaine de la technologie.» Contacté, l’Office fédéral de la communication (Ofcom) est prudent: «Il est encore trop tôt pour donner une évaluation sérieuse. Les discussions sur le thème de nouvel IP en sont à leurs débuts au sein de l’UIT, où le terme n’a pas encore été clairement défini.»

Problèmes surtout politiques

La liberté d’internet et la démocratie sont-elles menacées par le projet chinois, comme le laisse entendre le FT? Chercheur à l’Université d’Amsterdam, Niels ten Oever réfute cette analyse: «On ne résout pas des problèmes politiques voire économiques avec la technologie.» Si on veut un internet plus horizontal, il faudrait déjà que des Etats et universités qui confient leur messagerie à Google y renoncent et gèrent leurs propres réseaux. «Il faut éviter d’aller vers une gouvernance algorithmique.» Le chercheur ajoute: «Le nouvel IP chinois, c’est du vieux vin dans une nouvelle bouteille. Pour l’heure, ce n’est qu’une proposition. Or je vous rappelle qu’à l’heure actuelle, 9000 standards internet ne sont pas appliqués. Internet est un cimetière d’idées. Pour moi, la question n’est pas de savoir si l’on veut un internet géré par des multinationales qui s’autorégulent ou si on veut qu’il le soit par l’Etat. Nous Européens, avec notre fibre sociale-démocrate, nous souhaitons les deux!»

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Niels ten Oever nous rafraîchit la mémoire: «Je rappelle qu’au départ, internet était un projet public. Les Etats ont pris tous les risques et ce n’est qu’après que des sociétés commerciales s’y sont intéressées et ont engrangé tous les bénéfices. Jusqu’en 1993, aucun projet commercial n’était autorisé sur la Toile. C’est donc à nous de savoir ce que nous voulons. La bataille des standards n’est en tout cas pas nouvelle. Elle existe depuis longtemps dans des organismes comme l’ICANN et l’UIT. Ce qu’il importe de savoir maintenant, c’est comment construire une infrastructure publique sur un réseau privé.»

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Jovan Kurbalija ne voit pas la Chine avancer seule. Pékin n’a pas besoin d’un nouveau protocole internet pour contrôler son internet. Il le contrôle déjà totalement. Mais la Chine, superpuissance technologique, a les moyens d’influencer d’autres pays. «La Chine ne peut pas faire cavalier seul, car si elle refuse de trouver un compromis avec l’Union européenne, elle risque de perdre l’accès au grand marché européen ainsi qu’à d’autres marchés de pays en voie de développement. Je pense qu’elle sera disposée à trouver un compromis.» L’Ofcom tempère: «L’état actuel des discussions, qui se trouvent à leur tout début, ne permet pas d’évaluer si un consensus sur le nouvel IP sera trouvé au sein de l’UIT.»

Fragmentation

Le Financial Times met en garde contre l’émergence d’un «patchwork d’internets nationaux». Niels ten Oever n’y croit pas: «Internet est toujours interconnecté. C’est en réalité le consommateur qui le fragmente en décidant de ne pas en explorer certaines parties.» Directrice du Swiss Cybersecurity Advisory and Research Group de l’Université de Lausanne, Solange Ghernaouti relativise: «Cela fait quinze ans que l’on parle d’une balkanisation d’internet, d’une réappropriation nationale de la Toile.» Depuis le Sommet mondial de la société de l’information en 2003 à Genève, on s’interroge sur la manière de sortir du pur contrôle américain. Cela a donné naissance à l’Internet Governance Forum en 2006.

Depuis, ajoute Solange Ghernaouti, des progrès ont été constatés pour ce qui concerne la gestion des adresses IP et des noms de domaines, dont dépend l’accès à internet. L’alphabet alphanumérique n’est plus le seul autorisé. L’initiative chinoise va au-delà en proposant d’autres manières de contrôler l’accessibilité au réseau. Plus récemment, sous l’égide de l’Unesco, il y a eu l’appel de Paris d’Emmanuel Macron: «Pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace».

Solange Ghernaouti le constate: «Nous sommes dans une guerre géopolitique pour la maîtrise de l’infrastructure et des données personnelles et industrielles. Pékin veut prendre le contrôle de l’appareil de production numérique mondial, c’est le sens de la bataille autour de la 5G et d’un nouvel internet. Peut-être va-t-on redécouvrir l’importance du multilatéralisme et celle prise par notre dépendance numérique.»

Ambassadrice des Pays-Bas pour l’économie digitale, Lousewies van der Laan nuance dans un courrier des lecteurs adressé au FT. Pour elle, internet n’est pas cassé. Malgré des sous-investissements dans les centres de données et la fibre, l’infrastructure technique d’internet tient bien la route. S’il y a des problèmes, poursuit-elle, ils sont avant tout politiques. En fin de compte, la solution à terme «n’est pas davantage de contrôle étatique sur internet, comme la Chine et la Russie l’ont proposé à l’UIT». Pour la diplomate, les Etats doivent plutôt s’assurer que les cybercriminels soient poursuivis, que les big techs paient des impôts, que les données soient protégées, que les normes de sécurité soient appliquées et enfin que la population soit mieux formée.


Le rôle éminent de l’UIT au cœur de la Genève internationale

Alors qu’une délégation chinoise vient de proposer une toute nouvelle architecture d’internet, l’Union internationale des télécommunications joue le rôle de plateforme de dialogue essentielle. Mais la bataille sino-américaine pourrait marginaliser Genève

Dans la bataille pour le contrôle d’internet, quel rôle pour l’Union internationale des télécommunications? A l’UIT, cela fait des années que l’on parle de la future gouvernance d’internet. Et puis en février 2017, il y eut l’appel de Brad Smith, le président de Microsoft, pour une Convention de Genève numérique. Aujourd’hui, il y a l’initiative chinoise de nouvel IP. Chef du Département des commissions d’étude dans le secteur de la normalisation de l’UIT, Bilel Jamoussi en est convaincu: «L’UIT continue de jouer le rôle de hub pour le dialogue technologique. Elle reste d’autant plus importante que les normes utilisées pour internet relèvent en très grande partie de ses compétences.» Pour lui, il faut passer à la vitesse supérieure, avoir une bande passante beaucoup plus large, une connectivité et une sécurité renforcées. Le nouvel IP chinois n’est pas une tentative de rajouter une couche au réseau existant. «C’est un changement de paradigme. Mais un consensus n’est pas pour demain.»

Les discussions vont se poursuivre au sein du Comité technique 13 de l’UIT présidé par le Suisse Leo Lehmann. La proposition chinoise sera à nouveau débattue en Inde en novembre. Les pressions sur l’UIT sont énormes. Certains déplorent que la prolifération des forums se penchant sur internet à Genève crée une grande confusion. Ils se demandent si le débat sur la future gouvernance d’internet n’échappera pas à Genève. L’Office fédéral de la communication conteste cette vision des choses: «A une époque où les positions dans le domaine de la gouvernance numérique se durcissent, un lieu neutre comme la Genève internationale revêt une importance croissante. […] Le renforcement de la Genève internationale, en particulier dans le domaine numérique, est donc un objectif central de la stratégie Suisse numérique et de la stratégie de politique étrangère 2020-2023 récemment adoptée.» S.B.