Beaucoup, en Suisse, regrettent cette occasion manquée. Pas elle. «C’est un travail tellement exposé, je tiens à ma liberté», assure aujourd’hui Christine Beerli. En 2003, elle est pressentie pour devenir conseillère fédérale. Hans-Rudolf Merz la devance et s’installe sous la Coupole, accompagné de Christoph Blocher. 24 heures titre: «Merz alors, c’est Blocher». Christine Beerli se détourne de Berne et de la politique; elle regarde vers Genève. En 2004, elle est élue au Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Depuis deux ans et demi, elle est vice-présidente de son assemblée.

La Biennoise occupe un petit appartement au bout du Léman, du lundi matin au vendredi soir – «comme une étudiante» – mais elle retourne chaque week-end dans sa ville d’origine. C’est là qu’habitent sa famille, ses amis, son «cercle». Là que se trouve sa maison. La bâtisse, qui appartenait à ses parents, est en train d’être retapée et transformée pour contenir bientôt trois appartements, pour elle et ses deux sœurs. Christine Beerli a les yeux qui brillent à l’évocation de ce projet. On la croyait femme totalement indépendante, on la découvre fille de clan. «Ma famille a toujours été très liée et mon enfance entourée d’amis. Il y avait sans cesse du monde à la maison.»

Son père, «un petit entrepreneur avec de très grandes responsabilités», gère une fabrique de machines pour le bâtiment. Il affronte les crises industrielles des années 1970 et 1980, se bat pour sauver sa société. «Il était tourmenté lorsqu’il devait réduire des places de travail. Il m’a beaucoup appris, se souvient, à 57 ans, la vice-présidente de la plus grande organisation humanitaire de la planète. C’est sans doute là qu’a germé ma conviction politique, libérale: partir de la personnalité de chaque individu pour arriver au bien-être de la communauté et non l’inverse.» Autour de la table, on discute beaucoup, mais personne n’est encarté. «Mon père disait qu’il n’avait pas le temps et qu’il n’était pas assez diplomate. Ça m’a toujours fait râler. Si on veut changer les choses, il faut s’investir.» La fille aînée, donc, fera de la politique.

Brevet d’avocat en poche – elle aurait préféré étudier l’histoire mais ne se voyait pas professeur, elle entre au Parti radical. Au début des années 1980, elle intègre le Conseil de la ville de Bienne, le quitte pour se marier avec un médecin trois ans plus tard et rejoint finalement le Grand Conseil bernois en 1986. En 1991, ce sera le Conseil des Etats. Parallèlement, elle ouvre un cabinet à Bienne avec un collègue. «Un homme, une femme, un Romand, une Alémanique. Nous voulions l’équilibre!» Christine Beerli traite quantité d’affaires, dont beaucoup de divorces. «Une école de la vie, un travail parfois plus social que juridique», souligne la grande blonde, élégante. Un esprit, surtout, qu’elle retrouve en politique. «J’aime le débat, le challenge intellectuel et la joute verbale, l’idée qu’en se frottant l’un à l’autre, on arrive parfois à des solutions. On peut s’affronter au tribunal ou au parlement et puis aller boire un verre ensemble juste après.»

La centriste craint l’hostilité, aussi préfère-t-elle l’ambiance plus «constructive» du Conseil des Etats que «l’animosité» du Grand Conseil, aussi ne regrette-t-elle pas sa mise à l’écart de la coupole fédérale. «Cet épisode m’a blessée car j’ai été dépeinte comme quelqu’un dont le but avait toujours été le Conseil fédéral, or je n’ai jamais calculé ma carrière politique. Les choses se sont enchaînées et il m’a paru naturel, en 2003, de me mettre à disposition du parti dont j’étais la cheffe de groupe. Tout le monde pousse les femmes à y aller et lorsqu’elles acceptent, on les traite d’ambitieuses!»

Elle, fonctionne au défi. En 1997, lorsqu’on lui propose de prendre la tête de la Haute Ecole des sciences et de l’informatique de Bienne, elle n’hésite pas: «Après 750 divorces, c’était une occasion unique de faire autre chose.» La directrice apprécie la façon de travailler des ingénieurs, carrée et efficace – «analyse du problème, proposition d’une solution et mise en œuvre de ladite solution» – après les palabres interminables des juristes. Sans doute est-elle une femme ordonnée; son bureau genevois, sobre et bien rangé, ne dit pas autre chose.

Elle aime la manière dont ses vies parallèles s’alimentent les unes les autres. Et puis Christine Beerli a «horreur des gens qui restent trop longtemps au même endroit. Ils se croient indispensables et prennent la place des jeunes». Lorsqu’elle s’aperçoit que les dossiers traités dix ans auparavant reviennent sur la table du Parti radical, elle se dit qu’il est temps, une fois encore, de changer d’air.

La possibilité de rejoindre l’assemblée du CICR lui permet d’élargir son champ vers l’international. «Ce qui me fascine dans ce métier, c’est la multitude de problématiques et de facteurs à prendre en considération, la pluralité de personnalités aussi, très indépendantes et spécialistes dans leur domaine», souligne la vice-présidente. La juriste aime aller sur le terrain, à la rencontre des volontaires de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. C’est dans une chaleur empreinte de curiosité réservée que Christine Beerli s’intéresse au monde et à ceux qui le font. Elle dit son admiration pour les jeunes délégués, acharnés à rendre l’humanité meilleure, sans toujours en constater les effets. Elle, au moins, a une «vue d’ensemble». Et si «les conflits sont probablement dans la nature humaine», du siège du CICR qui domine la place des Nations, on peut voir quelques progrès.

Christine Beerli fréquente peu les acteurs de la Genève internationale, Bienne reste son point d’ancrage, à 150 kilomètres plus au nord-est. Elle apprécie cependant son environnement de travail. «Les institutions internationales ont beaucoup d’avantages à être ici: la ville est sûre, le cadre est très beau, les loisirs et la culture sont développés, les écoles de bon niveau…, énumère l’ex-députée. Il est primordial que la Ville, le canton et la Confédération travaillent de concert pour maintenir tout cela.»

Outre son mandat humanitaire, l’Alémanique préside le conseil de fondation de Swissmedic depuis 2006 et les Journées cinématographiques de Soleure. Débordée, mais disponible, toujours. Dernièrement, elle a été touchée par Sin Nombre, film sombre de Cary Fukunaga, et par Troubled Water, du Norvégien Erik Poppe. Loin des block­busters.

Dès qu’elle a du temps libre, Christine Beerli rentre à la maison, heureuse de consacrer du temps à son potager, son chat et son chien, de cuisiner pour sa famille et ses amis – elle n’a pas d’enfants. Retour au clan. «Je crois que la vie est faite de phases et de cercles, explique-t-elle en agitant les mains. Au départ, il y a le noyau, la famille. Et puis on s’ouvre peu à peu, on élargit le périmètre. Au final, avec l’âge et l’expérience, je me rends compte que l’important n’est pas forcément dans le grand et qu’un jour viendra où je retournerai dans mon noyau. Je me concentrerai sur ma famille et mon jardin. Un poète a dit «La vie est une rose». Cela résume bien les choses, non?» Christine Beerli aurait aussi fait un bon professeur.

Demain: Renate Christ, dans la tourmente du GIEC