Clémentine Rossier: «Dans les pays du Sud, la pandémie a limité l’accès à la contraception»
Entretien
Si les pays riches voient leur natalité stagner, voire baisser en cette période de pandémie, la tendance serait inverse pour ceux à faibles revenus. Explications avec Clémentine Rossier, professeure à l’Institut de démographie et socioéconomie de l’Unige

La crise sanitaire a accéléré une tendance démographique à la diminution des naissances en Europe. «Le Temps» consacre une série d’articles à ce phénomène.
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En raison de la pandémie, 1,4 million de grossesses non désirées supplémentaires: voilà l’estimation d’un rapport du Fonds des Nations unies pour la population (UNFPA) publié fin mars. Ont été examinés 115 pays de moyens à faibles revenus, mettant au jour que 12 millions de femmes auraient connu une interruption dans leur contraception, principalement au début de la pandémie. Le contraste est saisissant avec les pays à hauts revenus, dont la Suisse, qui enregistrent une stagnation voire une baisse de la natalité à la suite du covid. Clémentine Rossier, professeure associée à l’Institut de démographie et de socioéconomie de l’Université de Genève, éclaire cet état de fait.
Le Temps: Quels facteurs peuvent expliquer ces interruptions de contraception et donc cette hausse du nombre de grossesses non désirées dans les pays à faibles revenus?
Clémentine Rossier: Cela dépend d’abord du mix de méthodes contraceptives. Dans les pays où l’on utilise des méthodes de longue durée, il y a moins d’implications. En Suisse par exemple, la stérilisation est très populaire, comme aux Etats-Unis ou encore en Inde. Mais dans les pays qui se trouvent au début de la transition contraceptive, ce sont les méthodes de courte durée qui sont les plus adoptées: les injections doivent être renouvelées tous les trois mois, il faut aller chercher la pilule tous les mois, acheter des préservatifs…
Et qui dit approvisionnement en pharmacie ou consultation dans un centre de santé dit aussi sortir de chez soi, se déplacer, ce qui n’était pas possible partout au printemps. Il y avait sûrement, aussi, la crainte de se faire infecter, qui a même été observée ici avec la baisse de la fréquentation des infrastructures médicales. Et certains services ont diminué leurs activités.
Et cette contraception a un prix.
Effectivement, les activités économiques ont été interrompues et on oublie qu’une partie des problèmes d’accès à la contraception sont liés à leur coût. Même si ce sont des produits subventionnés. Les femmes prennent parfois une contraception sans l’assentiment de leur mari et se débrouillent pour trouver les petits montants nécessaires: dans une situation pareille, c’est encore plus compliqué.
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Cela fait-il planer le risque de recours à des avortements non sécurisés?
Oui, mais il y a plusieurs choses à prendre en compte: les personnes hors situation conjugale ont eu moins de possibilités de se rencontrer, donc l’activité sexuelle a pu diminuer, ce qui a aussi réduit les risques de recours à l’avortement. Statistiquement, il résulte souvent de ce genre de rapports en Afrique subsaharienne ou en Amérique latine, moins en Asie et dans les pays riches où l’avortement est plus fréquent. Aussi, de même que l’accès à la contraception a été rendu plus difficile, peut-être que l’accès aux prestations d’avortement, même non sécurisé, a également été compliqué. En Europe, des barrières d’accès à l’avortement ont été observées dans un certain nombre de pays. Donc ce n’est pas sûr qu’on observe cela en fin de compte.
De manière générale, comment évolue la régulation des naissances ces dernières années dans les régions du monde en «transition contraceptive»?
Selon les chiffres des Nations unies, depuis cinquante ans, dans les pays développés, riches, la fécondité est passée en dessous de deux enfants par femme et les taux sont assez stables. Dans les régions du Sud, globalement, la plupart des pays arrivent à deux enfants aussi en moyenne. Par exemple, en Amérique latine on est à 2,04 enfants. Mais il faut toujours relativiser les tendances globales. La région Moyen-Orient et Afrique du Nord est assez emblématique: la moyenne se situe entre 2,5 et 3,0 depuis quinze ans, et on observe une petite hausse depuis les Printemps arabes. Alors, est-ce que tous les pays passeront en dessous de deux? Cela reste de l’histoire qui va s’écrire.
Et dans les pays les plus pauvres?
Dans ces pays, surtout concentrés en Afrique subsaharienne, en Asie du Sud et du Sud-Est, la fécondité reste élevée. Et en Inde, on observe de grands contrastes: dans certaines régions, des groupes sociaux sont à 5-6 enfants par femme, ailleurs pas du tout. Mais même en Afrique la transition a bien commencé et on se situe aujourd’hui autour de 4,7 enfants par femme pour la région subsaharienne.
Le contraste est saisissant dans nos riches contrées. On évoque de 10 à 15% de grossesses en moins cette année… La faute au stress?
C’est surtout un phénomène observé dès qu’il y a une crise économique. Quand l’avenir est incertain, dans des situations où la planification des naissances est acquise, les couples qui avaient un projet d’enfant vont repousser sa mise en œuvre. D’ailleurs, il y a souvent un rattrapage. Normalement, dans les pays avec de meilleures protections sociales, l’effet report est moindre car les couples sont mieux protégés, par exemple en cas de chômage. Ce ne sont donc pas des effets durables, le plus souvent.
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Mais la Suisse reste l’un des pays avec le taux de fécondité le plus bas (1,5). Pourquoi?
La Suisse partage ce trait avec l’Allemagne et l’Autriche, et des pays d’Asie de l’Est. Ce sont des pays où la révolution du genre s’est arrêtée à la sphère du travail, que la femme a investie, et pas à la maison. Elle a donc cette double contrainte du travail et de la maternité, contrairement aux pays nordiques ou à la France par exemple, qui ont des politiques familiales soutenues et améliorent la conciliation travail-famille pour les deux parents. Mais le Conseil fédéral et les cantons y travaillent, j’ai bon espoir que cela évolue.