Sur le chemin de sa plantation, Miguel reste silencieux. «Mieux vaut rester discret, range ton micro», conseille-t-il. Le chemin s’élève au-dessus de la rivière Apurimac, dont les eaux brunes serpentent au milieu de la forêt, avant d’aboutir dans une clairière où les petits arbustes de coca s’étendent sur un hectare. «Ceux-là ont moins de deux ans, et je peux faire une récolte tous les trois mois, explique le père de famille. Les 80 sacs de feuilles me rapportent 6250 sols [2300 francs], quatre fois par an. Le café ou le cacao, c’est seulement 4000 solds [1450 francs], une fois par an… La coca me fait vivre, elle permet à mes enfants d’aller à l’école.»

Un raisonnement suivi par des centaines de colons qui se sont installés sur ces contreforts des Andes. Ils ont fait des vallées des rivières Apurimac, Ene et Mantaro (Vraem) la première région de production de coca au monde, et une poudrière pour les autorités du président Ollanta Humala. Chaque année, près de 200 tonnes de cocaïne pure sont produites dans ces vallées péruviennes. L’armée, qui débusque les laboratoires clandestins dans la forêt, s’accroche aussi régulièrement avec les «terroristes» du Sentier lumineux, un groupe de quelques centaines de guérilleros qui se sont alliés aux narcotrafiquants.

C’est à Pichari, capitale du Vraem, que cette tension est la plus palpable. Chaque jour, de lourds hélicoptères s’envolent de la base, séparée de la ville par la rivière Ene, pour des opérations dans les vallées environnantes. La région a été déclarée en état d’urgence et, depuis le 7 novembre, une loi permet aux militaires de participer directement aux opérations antidrogue. Mais, malgré ces moyens, les «narcoterroristes» du Sentier lumineux ont souvent le dessus: en avril, ils ont kidnappé 36 ouvriers employés sur le champ gazier de Camisea, qui fournit 30% de l’énergie péruvienne. Depuis le début de l’année, une vingtaine de soldats et de policiers ont été tués, dont cinq en août dernier lors d’un accrochage.

«Les narcos sont cachés dans la montagne, je ne les connais pas, assure Miguel, depuis sa maison en planches du hameau de Natividad. J’ai quitté mon métier de chauffeur pour mieux gagner ma vie avec la coca. Je ne suis pas un trafiquant. Des gens viennent l’après-midi avec des camions, on pèse les feuilles, ils me paient et ils s’en vont. Ce que la coca devient après, ce n’est plus mon affaire.» Son voisin, vêtu d’un jean et d’un tee-shirt troué, approuve: «Est-ce que des trafiquants vivraient dans un village perdu comme Natividad, où les rues se transforment en bourbier à la première averse, et où l’électricité n’est toujours pas installée?»

Pour améliorer la vie de ces colons, qui ne savent souvent cultiver rien d’autre que la coca, le gouvernement a lancé un plan Vraem pour «favoriser le développement», notamment en goudronnant la piste qui mène en six heures à Ayacucho, la ville la plus proche. Mais Crisostomo Oriundo, responsable technique du plan à Pichari, doute de l’impact de ces mesures sur certains cultivateurs: «Aujourd’hui, ils ne se contentent plus de planter. Au coin de cette rue, vous pouvez acheter une bâche en plastique, du ciment, un peu de kérosène, et, en une journée, vous faites un puits de macération qui permet de transformer la coca en pâte base, première étape de la cocaïne. Beaucoup cèdent à la tentation.»

A Pichari, il ne fait pas bon évoquer ce sujet avec des étrangers. Le père Tomas, depuis son église en construction, a été menacé deux fois par des narcos irrités par ses prêches. «Je suis parfois invité chez eux pour des célébrations et ils font très attention à ce que je dis, avec qui je parle. Ils ont un service de renseignement très efficace, ils surveillent leur business, ils surveillent les paysans. Soit ceux-ci continuent avec la coca, soit ils doivent céder leur terrain et s’en aller. On supporte, car ici tout le monde profite de la cocaïne: les planteurs et leur famille, les adolescents qui vont travailler le week-end dans les puits pour payer leurs études.»

Le jeune prêtre se lève, sort de sa sacristie installée provisoirement dans une cabane branlante et traverse le terrain vague qui mène à l’église. «Le vrai problème, il est là», conclut-il en montrant à ses pieds un petit arbuste aux feuilles oblongues, couleur vert clair, arrivé ici par hasard ou sous les semelles d’un paroissien planteur de coca. «Non seulement nous avons ici la meilleure coca du Pérou, mais en plus, elle pousse partout!»

«Des gens achètent mes feuilles et s’en vont. Ce que la coca devient après, ce n’est plus mon affaire»