Au Palais de justice d’Istanbul, on reconnaît à quelques signes qu’un procès important est sur le point de commencer. L’attroupement sur le parvis, les banderoles dépliées, les policiers crispés à côté des blindés, la foule qui tente de pénétrer dans la salle d’audience et s’entend dire qu’il n’y a plus de places et qu’il faut reculer. Et, au milieu de cette foule, des dizaines de robes noires, cols rouges et manchettes vertes qui se fraient un passage pour rejoindre leur banc. Ce sont les avocats.

«Nous sommes nombreux mais en réalité, dans ces grands procès politiques, il n’y a que quatre ou cinq avocats qui plaident. Tous les autres sont là par solidarité, pour faire bloc face à la cour», explique Ugur Altinarik, vice-président du Centre des droits de l’homme du barreau d’Istanbul.

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Ugur Altinarik exerce depuis treize ans. «Assez longtemps pour avoir connu une époque où la robe d’avocat inspirait un certain respect et où les juges nous considéraient comme des collègues», observe cet homme grand et mince à la barbe soignée. Puis il décrit comment, dans les prétoires de 2019, les avocats sont souvent «tancés, raillés, dédaignés par des magistrats pour lesquels nous ne sommes bons qu’à allonger les procédures, qui ne nous écoutent pas et qui n’hésitent pas à nous expulser de la salle d’audience».

Micros coupés 

Récemment, Ilknur Alcan a eu le pied écrasé lors d’une évacuation musclée. «Ça arrive tout le temps, soupire cette avocate de 41 ans, connue pour sa défense des militants de la cause kurde. Les juges nous disent aussi: «Vous avez trois minutes. Ensuite, je coupe le micro.» Comment plaider en trois minutes quand l’acte d’accusation fait 2000 pages?»

Comment plaider, surtout, quand le verdict est écrit d’avance? «La justice turque n’a jamais été indépendante, insiste Ilknur Alcan. Mais depuis la tentative de putsch [de juillet 2016] et l’état d’urgence qui a suivi, elle n’est plus qu’une justice aux ordres. S’ils prennent une décision qui déplaît au pouvoir, les juges s’exposent à des sanctions. Ils ont peur.»

Elle cite un exemple édifiant. Le 14 septembre 2018, un tribunal remettait en liberté 17 accusés d’un procès. Six heures plus tard, le même tribunal revenait sur sa décision, renvoyant cinq d’entre eux en cellule. Trop tard: «Les juges ont été relégués à des tribunaux subalternes», raconte Ilknur Alcan.

L’affaire est d’autant plus symbolique que les accusés de ce procès étaient des avocats, jugés pour appartenance présumée au même groupuscule d’extrême gauche que des clients qu’ils représentaient dans un autre dossier. C’est à eux, et à tous leurs confrères turcs, qu’est dédiée, ce jeudi, la neuvième Journée internationale de l’avocat en danger, soutenue notamment par l’Ordre des avocats de Genève.

«Nous sommes en danger parce que les juges nous regardent comme ils regardent nos clients, déplore Ömer Kavili, trente ans dans les prétoires. Ils se disent: «S’il défend cette personne, c’est qu’il doit être coupable, lui aussi.» Selon le barreau d’Istanbul, quelque 570 avocats sont incarcérés. Beaucoup sont accusés de liens avec le prédicateur Fethullah Gülen, le cerveau présumé de la tentative de putsch.

Un rôle de... témoins 

En octobre dernier, Ömer Kavili a passé une nuit dans une prison d’Istanbul pour un tout autre motif: «résistance à un fonctionnaire». Conséquence d’un échange houleux avec un magistrat. «J’avais demandé à m’entretenir quelques instants avec mon client. Le juge a refusé sèchement en me disant: «Ce n’est pas à la cour mais aux gendarmes de vous y autoriser», relate l’avocat, qui fulmine: «En réalité, les gendarmes sont sous l’autorité du président du tribunal! Le juge reconnaissait ainsi sa soumission au pouvoir.»

Chez les spécialistes des droits de l’homme, le découragement guette. «Beaucoup ont perdu la flamme, changé de métier pour ouvrir des cafés», lâche Ugur Altinarik. «A quoi servons-nous? Entre collègues, c’est un débat récurrent, confirme Ilknur Alcan. Nous préparons nos plaidoiries en nous référant aux textes de droit et à la jurisprudence, mais les juges s’en moquent. Est-ce que je suis invisible? Je leur pose souvent la question.»

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L’avocate a aussi des réponses. «Il y a une lutte pour la justice et nous devons la mener, par conscience humaine et professionnelle», assène-t-elle. «Nous avons un rôle de témoins, renchérit son collègue Ugur Altinarik. Pour les juges, nos plaidoiries ne sont peut-être que des feuilles volantes. Mais pour l’Histoire, elles serviront de documents sur les violations des droits dans la période que nous traversons.»