La crise thaïlandaise fait dérailler les élections

Asie du Sud-Est Les législatives se soldent par un échec relatif pour le pouvoir

Plusieurs provinces n’ont pas voté.A Bangkok, le boycott des urnes a été massif

Sur le parvis de la mairie de Bang­kok, une poignée d’adolescentes achèvent une séance d’aérobic enfiévrée. Aucun écran géant pour diffuser, comme c’est le cas d’habitude, les résultats des législatives anticipées qui se sont achevées il y a moins de deux heures. Le lieu est déjà presque désert. Les quelques fonctionnaires présents, chargés de centraliser les bulletins dépouillés, sont désœuvrés. Les camionnettes de transport des urnes sont restées au garage.

Comme l’on pouvait s’y attendre, la population de la capitale thaïlandaise, gagnée par une vague de contestation antigouvernementale depuis fin octobre 2013, s’est massivement abstenue. Seuls 20,8% des électeurs de Bangkok se seraient rendus aux urnes, selon l’opposition qui avait appelé au boycott. Le gouvernement thaïlandais, lui, a préféré rester silencieux dimanche soir, et différer les premiers résultats. Lesquels sont assurés d’être incomplets, voire juridiquement contestables en raison des problèmes survenus à Bangkok, et de l’impossibilité d’organiser le scrutin dans 37 circonscriptions et 9 des 14 provinces du sud du pays, acquises à l’opposition.

L’élection supposée dénouer la crise thaïlandaise a donc accouché d’une nouvelle impasse. La cheffe du gouvernement, Yingluck Shinawatra, au pouvoir depuis la victoire de son parti Puea Thai en juillet 2011, espérait une mobilisation suffisante des 48 millions d’électeurs pour conforter sa légitimité. Pari a priori raté, y compris dans ses fiefs du nord et du nord-est, où la participation serait en baisse. Ses opposants, à l’inverse, peuvent aujourd’hui arguer, malgré des incidents et un risque de dérapage dans la violence toujours présent, du succès de leur contestation pacifique.

Impossible, d’ailleurs, de ne pas faire le parallèle hier soir à Bangkok. Du côté gouvernemental, silence complet, à l’exception de quelques communiqués sur le nombre de bureaux de vote ouverts (93 952, soit 89% du total) et sur l’organisation, dès le 23 février, des premières élections partielles. Silence, surtout, pour Yingluck Shinawatra, qui avait pris soin de voter très tôt le matin à Bangkok, pour éviter les pertur­bations.

Liesse, au contraire, devant le grand magasin MBK, sur l’esplanade de la contestation. Le leader des anti-Yingluck, l’ex-ministre de l’Intérieur, Suthep Thaugsuban, y a été fêté par des dizaines de milliers de partisans, après avoir reçu tout au long de la journée d’importantes donations. Des vedettes se relayaient sur scène, dans une ambiance de fête dominée par les nuées de tee-shirts «Shutdown Bangkok-Restart Thailand» ou «No re-election, No re-corruption».

Et maintenant? Difficile à dire. Première femme à diriger le «pays du sourire», bien vue à l’étranger et saluée pour sa modération face aux manifestants, Yingluck Shinawatra peut jouer la légalité, au vu du bon déroulement du scrutin dans 59 provinces. La preuve paraît faite, en revanche, que sa popularité est atteinte, et que les accusations proférées contre l’avidité de sa famille, et en particulier les manipulations à distance de son frère, le très controversé milliardaire Thaksin Shinawatra, ont porté leurs fruits. C’est pour s’opposer à une loi d’amnistie qui aurait permis le retour de celui-ci – premier ministre de 2001 à 2006, renversé par un putsch militaire puis ­condamné en 2008 à deux ans de prison pour fraude fiscale – que la population de Bangkok est descendue dans les rues à l’automne.

Un délitement progressif du parti Puea Thai, au vu de ces législatives susceptibles d’être invalidées par la commission électorale, n’est donc pas à exclure. D’autant que les juges pourraient bientôt inculper Yingluck Shinawatra, avec plusieurs ministres, pour négligence et corruption dans les politiques de soutien public au prix du riz, mises en place depuis deux ans.

L’autre question porte sur l’attitude des protestataires et de leur leader, Suthep Thaugsuban. Ce lundi, celui-ci a promis de poursuivre ses marches à travers Bangkok et de lever quelques barrages. «Suthep doit maintenant dessiner une alternative», juge un diplomate européen. Or, c’est bien ce qui fait défaut: jusque-là, les anti-Ying­luck, recrutés parmi l’élite, la classe moyenne de Bangkok et les sudistes, ont martelé leur refus de la corruption et des élections «achetées». Ils ont brandi leur slogan «démocratie éthique», proposant «un conseil du peuple» très flou. Pas de quoi emporter un soutien majoritaire, ni convaincre la communauté internationale.

Reste l’option du pourrissement: une crise qui s’enlise, un gouvernement de plus en plus paralysé, et l’hypothèse d’une solution judiciaire ou militaire. «Soit les juges interviennent et sonnent le glas de l’administration actuelle en inculpant plusieurs responsables, dont Yingluck Shinawatra, soit l’armée se résout à prendre le pouvoir», estime l’universitaire Charit Tingsabadh. L’hypothèse d’une réunion rapide du nouveau parlement (95% des députés sont nécessaires), et d’un possible accord entre les parties adverses apparaît, en revanche, bien moins probable.

Yingluck Shinawatra espérait une mobilisation suffisante des électeurs pour conforter sa légitimité