Crise politique après le carnage à Port-Saïd
Égypte
Le pouvoir militaire est accusé d’avoir favorisé les violences après le match de football mercredi soir, qui ont fait 74 morts, pour rétablir la loi d’urgence, suspendue la semaine passée
Ils sont quelques centaines, tournés dans la direction de La Mecque, les mains ouvertes vers le ciel. Hommes et femmes, venus manifester aux abords du parlement tout juste élu, jeudi en fin de journée. Bismillah el rahmen el rahim… Ils récitent la Fatiha, la prière des morts, pour honorer la mémoire des 74 victimes des violences de la veille. Plusieurs sont au bord des larmes.
«Ce qui s’est passé à Port-Saïd, ça n’a rien à voir avec le football. C’est une manipulation des militaires au pouvoir, qui perpétuent le régime de Moubarak», assure Mohammed, 30 ans, supporter du club du Caire Al-Ahly. «Ils se moquent de nous depuis un an. Mais maintenant, ça suffit. Soixante-quatorze morts, vous vous rendez compte? La vraie révolution commence aujourd’hui», lance-t-il d’un ton rageur, en enfilant son masque à gaz. «A bas, à bas le pouvoir militaire!» s’égosillent autour de lui un millier de jeunes «ultras». Quelques minutes plus tard, manifestants et forces de l’ordre s’affrontent à nouveau autour du Ministère de l’intérieur, dans le centre-ville du Caire, au milieu d’une pluie de gaz lacrymogène.
Le même scénario se répète depuis trois mois. Mais l’événement qui est à l’origine de cette nouvelle flambée de violences provoque cette fois un véritable électrochoc en Egypte: en une heure, mercredi soir, plus de 70 supporters ont été tués au stade de Port-Saïd, et plus d’un millier ont été blessés. La plus jeune victime avait 14 ans.
Al-Masry, le club de la ville méditerranéenne, venait de battre 3 à 1 les joueurs d’Al-Ahly, le meilleur club égyptien, lui infligeant sa première défaite de la saison. Au coup de sifflet final, des milliers de supporters ont envahi le terrain. «Une horde armée de couteaux, de bouteilles et de bâtons s’est lancée à l’assaut de nos gradins», raconte Ahmed Ghaffar, un supporter d’Al-Ahly. «Au même moment, toutes les lumières se sont éteintes. Nous avons commencé à courir vers les couloirs pour nous échapper, mais les portes étaient fermées. Nous nous sommes retrouvés piégés.» Plusieurs victimes ont péri écrasées ou asphyxiées dans les mouvements de foule qui ont suivi. D’autres ont eu le crâne défoncé par les coups, d’autres encore ont été tuées à l’arme blanche.
Les bagarres entre supporters sont courantes en Egypte. Mais elles n’atteignent jamais un tel niveau de violence. Au lendemain du drame, tous les témoins ont rapporté des détails troublants. «Il n’y a pas eu de fouille à l’entrée du stade», assure Hossam Tantawi, 19 ans, supporter d’Al-Masry. «Et quand la foule a envahi le terrain, les policiers antiémeute n’ont presque pas bougé.» Le dispositif de sécurité à l’extérieur du stade était également beaucoup plus lâche qu’à l’habitude.
Pour les supporters des deux équipes, il ne fait aucun doute que la police a été au moins complice du massacre. Les supporters d’Al-Ahly ont été en première ligne des combats de la révolution et lors des affrontements de la rue de Mohamed Mahmoud, en novembre dernier, au Caire. Etant donné la haine féroce entre les ultras et la police, beaucoup d’Egyptiens pensent qu’il s’agit d’une vengeance.
La crise politique provoquée par ce drame semble en tout cas la plus grave depuis la chute de Moubarak: la responsabilité du pouvoir militaire est directement mise en cause. Les autorités ont pris plusieurs décisions hier: limogeage de la Fédération égyptienne de football et suspension des responsables de la sécurité de Port-Saïd, dont le gouverneur a démissionné.
Mais il y a peu de chances que cela suffise pour apaiser les manifestants. «Ils ont orchestré ce carnage pour terrifier les gens, pour qu’ils finissent par demander eux-mêmes le rétablissement de la loi d’urgence», estime Shaza, une artiste de 24 ans. La législation d’exception avait été partiellement levée par le maréchal Tantaoui le 24 janvier. Depuis, les braquages de banques et autres actes de délinquance se sont multipliés dans le pays. Hier, Mohamed Hussein Tantaoui a déclaré à la télévision égyptienne, en parlant du carnage de Port-Saïd: «Ceux qui ont fait ça sont Egyptiens. Pourquoi les gens se taisent-ils? Le peuple égyptien doit réagir.» Une manière de monter la «majorité silencieuse» contre les manifestants. «Mais cette fois il y a trop de morts, les gens ne sont pas dupes», assure Shaza. «C’est au parlement de nous défendre contre les militaires maintenant. S’il ne le fait pas, il y aura un nouveau soulèvement.»
U Un tribunal du Caire a condamné à 3 mois de prison Adel Imam, le célèbre acteur égyptien et ambassadeur de bonne volonté de l’ONU, pour «diffamation envers l’islam» dans des rôles joués à l’écran comme à la scène. Le plus célèbre comédien du monde arabe a indiqué qu’il allait faire appel. (AFP)