A l'occasion de la remise, le 28 octobre, du prix annuel de la Fondation pour Genève à Patrick Chappatte, «Le Temps» consacre une série d'articles au dessin de presse, à la liberté d'expression et à la carrière de son dessinateur attitré depuis la création du journal. Suivez la cérémonie de remise du prix en direct sur www.letemps.ch

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Il est petit, légèrement trapu et porte un grand sombrero. La goutte au nez, un mouchoir dans la main, l’homme fait face à des barbelés et à deux panneaux: «No immigration… and no sneezing!» De l’autre côté de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, deux policiers américains au regard terrorisé. Ce dessin de Patrick Chappatte figure en ce moment, parmi une quarantaine d’autres œuvres, sur le site de l’exposition virtuelle du projet Plumas cruzadas.

Plumes croisées, en français, est un projet collaboratif qui vise à réunir des dessinateurs de presse d’un même pays autour de problématiques sociétales ou politiques. Porté par Chappatte, avec le soutien du Département des affaires étrangères (DFAE) et des ambassades suisses, le projet a déjà posé ses valises dans sept pays. Cette année, au Mexique, des dessinateurs étasuniens et mexicains dépeignent une réflexion sur le fameux mur de Donald Trump.

L’étincelle serbe

Les prémices remontent à 2003. Les guerres balkaniques sont encore fumantes et Jean-Daniel Ruch est numéro deux à l’ambassade suisse de Belgrade. «Pour la fête de la francophonie, j’ai proposé de travailler autour des dessins de presse. Les autres ambassades n’étaient pas très emballées, les blessures étaient encore très fraîches.» Mais le diplomate, convaincu que la réconciliation, après dix ans de dictature, est la clé d’un nouveau destin européen pour le pays, contacte le dessinateur serbe Corax. «Il jouit d’une grande autorité morale dans le pays car il a toujours dénoncé les dérives de la dictature», souligne l’ambassadeur. Et pour croiser le regard et la plume de l’artiste local, Jean-Daniel Ruch fait appel à Patrick Chappatte.

Ensemble, Corax et Chappatte croquent les Serbes et leur rôle dans le conflit qui a secoué le pays. «Chappatte représentait un narratif qui interpellait, en contraste avec la critique de Corax, raconte Jean-Daniel Ruch. Alors que les Serbes se voyaient comme des victimes, Chappatte optait pour la vision narrative des Occidentaux: les criminels, les méchants serbes.» «C’est vrai que j’avais un peu le rôle de celui qui met les pieds dans le plat», sourit le dessinateur suisse. En février 2003, les dessins de Corax et de Chappatte sont exposés pendant une semaine dans une galerie de Belgrade. Si le public est au rendez-vous, avec un millier de visiteurs par jour, l’accueil est parfois tendu. «Durant les débats organisés pendant l’exposition, j’ai parfois été interpellé. On m’a demandé ce que je faisais là, si j’étais payé par les musulmans, raconte Chappatte. On m’a aussi dit que je ne comprenais rien à la Serbie, que je devais dessiner ce qui me regardait.» Des réactions fortes, comme l’espérait Jean-Daniel Ruch: «Il y avait des personnes choquées par certains dessins. Le but n’était évidemment pas d’offenser, mais de provoquer le dialogue et les questionnements. Les Serbes ont commencé à se demander pourquoi les Européens posaient un tel regard sur eux.»

Car le dessin est un puissant outil de dialogue. C’est sur la base de ce postulat que Jean-Daniel Ruch a souhaité monter ce projet. «Les mots, il faut les lire, ça demande du temps. Un dessin, ça nous prend immédiatement aux tripes et ça parle au cœur.»

Dialoguer

Trois ans plus tard, Chappatte est contacté par un acteur culturel en Côte d’Ivoire pour animer un atelier avec des dessinateurs ivoiriens ainsi que des tables rondes publiques. Le pays est alors sous le coup de grandes tensions, divisé en deux à la suite des rébellions contre le président Laurent Gbagbo. «Au début, les dessinateurs s’engueulaient les uns avec les autres, raconte Chappatte. Mais avec le dessin, on crée un espace hors des camps. Si vous en regardez un avec lequel vous n’êtes pas d’accord, vous pouvez quand même rire et vous dire «OK, c’est bien trouvé». De ces échanges créatifs et du dialogue naîtra un livre: Côte d'Ivoire, on va où là?

C’est après les expériences serbes et ivoiriennes que va germer, dans l’esprit de Chappatte, l’idée de pérenniser ce qui s’appellera Plumes croisées. «Avec le DFAE, nous avons rédigé un message aux ambassades pour leur proposer le projet. J’étais assez heureux que le Liban soit le premier pays à nous interpeller.» Libanais par sa mère, Chappatte s'y rendra pour réunir huit dessinateurs de presse autour du confessionnalisme et de la citoyenneté dans un pays où le vivre-ensemble est régulièrement marqué par des tensions. Les dessins réalisés durant l’atelier paraîtront simultanément dans une dizaine de journaux libanais.

Fenêtre sur le couloir de la mort

Suivront des projets au Kenya en 2010 pour y aborder les affrontements ethniques, ainsi que le Guatemala et ses problèmes de drogue et de corruption en 2012. Puis, en 2015, point d’orgue de Plumes croisées: Windows on Death Row aux Etats-Unis. Avec sa femme, la journaliste Anne-Frédérique Widmann, Chappatte entreprend un voyage de plusieurs mois pour parler d’un problème de droits humains dans le pays: la peine de mort. Le projet est ambitieux car il consiste à récolter les dessins de professionnels américains mais également à faire dessiner des prisonniers dans le couloir de la mort.

Plusieurs rencontres s’organisent dans des centres pénitentiaires et donneront naissance à une exposition mêlant dessins et témoignages de ceux qui attendent de subir la peine capitale. A travers les Etats-Unis, l’exposition suscite des réactions parfois fortes. «On nous a dit que nous donnions la parole aux meurtriers et il a fallu convaincre que l’exposition ne portait pas sur le crime mais sur la punition», raconte Chappatte. Loin d’être un projet militant, Plumes croisées souhaite avant tout éveiller une réflexion sur une situation. «Lorsque nous étions à Los Angeles, une femme est venue nous dire qu’elle avait toujours soutenu la peine capitale mais que l’exposition avait complètement changé son regard.» Comme pour l’ensemble des projets de Plumes croisées, une exposition a ensuite été organisée en Suisse.

La prochaine destination? Le dessinateur ne la connaît pas encore, l’impulsion venant souvent des ambassades. Jean-Daniel Ruch est aujourd’hui en poste en Israël et organiser le huitième volet du projet dans le pays lui plairait beaucoup. «J’aimerais créer un projet tripartite, avec des regards externes, israéliens et palestiniens. Mais le contexte est encore plus difficile que dans les Balkans, les sensibilités sont exacerbées de part et d’autre. La frontière entre une critique légitime d’Israël et l’antisémitisme n’est pas toujours claire.» Chappatte, lui, est hésitant. L’idée avait déjà été évoquée par l’ambassadeur suisse au moment où le New York Times avait décidé de se séparer de tous ses dessinateurs de presse, à la suite d'une publication jugée antisémite. Sur le moment, Chappatte avait préféré y renoncer: «Un tel projet aura lieu seulement si le contexte se prête vraiment à une discussion qui fait sens.»


Le site du projet: www.plumes-croisees.com