Daniel Cohn-Bendit: «Le foot est un bien meilleur fil conducteur de ma vie que la politique»
Grande interview
Plutôt que de répondre aux sempiternelles questions sur le 50e anniversaire de Mai 68, l’ancien leader étudiant publie, en pleine commémoration de la révolte et à quelques jours du Mondial en Russie, ses mémoires footballistiques. Le récit d’une passion très française, où le goût des crampons l’emporte sur celui des pavés et – presque – sur celui de la politique

En face de nous? La mer. Fin de journée, vendredi 19 mai, sur la rade bretonne de Saint-Malo. Daniel Cohn-Bendit débarque tout juste du Festival de Cannes où il a présenté la veille La traversée, son road-movie à travers l’Hexagone, codirigé avec son vieux complice des années 1968, Romain Goupil. A 73 ans, «Dany le Rouge», tutoiement de rigueur, a l’œil qui ne s’éteint jamais. Toujours à l’affût des mutations politiques, des soubresauts de la société et des convulsions de cette Europe pour laquelle il s’est tant battu, comme député écologiste au Parlement européen, de 1994 à 2014. C’est pourtant de foot que Dany veut parler. De ballon. De dribbles. De joueurs. Parce que cette passion-là, des barricades à l’hémicycle de Strasbourg, ne l’a jamais quitté. Et qu’à la veille du Mondial russe, elle le dévore toujours…
- D’accord pour évacuer d’emblée Mai 68, Dany? Cinquante ans après, écrire Sous les crampons, la plage (Ed. Robert Laffont), n’est-ce pas une provocation politique de plus?
- Tu voudrais que j’en dise quoi, de ce fameux mois de mai? Tu penses que j’ai encore des choses nouvelles à raconter, après tout ce que j’ai dit, écrit, défendu depuis cinquante ans? Pourquoi ne pas respecter, au contraire, le droit au silence? Pour tout mouvement social, 50 ans est un anniversaire terrible, nécessairement funeste. Les gens de droite se sentent obligés de dire tout le mal qu’ils pensent de ce mouvement. Les gens de gauche sont obligés d’affirmer qu’il a changé la face de la France, sinon celle du monde. Je trouve cela assez absurde. Je ne suis plus le Dany de Mai 68. La France n’est plus le pays engoncé dans son gaullisme. On ne peut pas comparer 2018 et 1968. Penses-tu qu’en 68, un poilu rescapé de 14-18 aurait pu comprendre la guerre du Vietnam? J’assume mon contre-pied. J’ai choisi de parler de foot au lieu de révolution, parce que ce sport est, au fond, un bien meilleur fil conducteur de ma vie que la politique.
- Tu étais quand même au Festival de Cannes pour présenter La Traversée, un road-movie très politique dans la France post-élection d’Emmanuel Macron…
- Macron me fascine. Il est tellement le produit et l’illustration des contradictions françaises. Pour La Traversée, Romain Goupil et moi avons sillonné le pays. On s’arrêtait au hasard. On essayait d’ouvrir des brèches, de comprendre, de lever le voile sur des réalités cachées ou masquées. J’ai même tenté une blague juive devant un imam, qui ne l’a pas comprise… Mais l’une des choses qui m’ont le plus frappé reste le goût et la détestation mêlés des Français pour la verticalité du pouvoir. Ce peuple veut un chef, mais s’empresse de le traiter d’apprenti dictateur pour dénigrer son action. Les mêmes personnes qui déploraient devant moi, face caméra, la présidence «jupitérienne» de Macron, me citaient spontanément de Gaulle et Mitterrand comme les deux grands présidents dont ils sont encore fiers aujourd’hui. On oublie que la politique est un sport de l’offre. L’électeur choisit entre ceux qui se sont portés candidats.
Alors Macron?
Oui, parce que son offre présidentielle était de très loin la meilleure pour le libéral-libertaire que je suis. Mais un an après son élection, où est la fameuse flexisécurité, supposée protéger les salariés en échange d’une dérégulation du marché de l’emploi et de la réforme du Code du travail? Où est l’audace sociétale macronienne, alors qu’il rétropédale sur la question de la dépénalisation du cannabis ou sur le droit à choisir sa mort? Et je ne parle pas des sorties du ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, sur les migrants! Le mérite de Macron est, selon moi, d’avoir enfin martelé le concept de souveraineté européenne, et d’avoir obligé tout le monde à se redéfinir. Il a aussi bousculé cette société française dangereusement figée. Bravo! Mais je ne le considère pas comme un compagnon de route lié par un quelconque pacte.
Bon, on parle de foot?
Le foot, c’est ma vie. J’ai grandi, puis vieilli avec le football. Pourquoi? Peut-être parce que le foot incarne, révèle et illustre les espoirs et les contradictions des sociétés. Et les miennes aussi. On pense bien sûr, à la veille de ce Mondial russe, à l’épopée des Bleus en 1998. Mais je pourrais ajouter beaucoup d’autres exemples. L’arrivée de leurs équipes de foot sur le devant de la scène internationale a accompagné l’ouverture politique et démocratique de l’Afrique du Sud ou de la Corée du Sud. En Allemagne, la question de l’immigration et du communautarisme se retrouve dans les stades. Le foot est un sport résolument ancré dans la société. Tu y trouves tout: les fulgurances positives comme le racisme ou le hooliganisme. Regarde comment le foot féminin est en train de se développer: là encore, le ballon rond accompagne la société. Aucun autre sport n’arrive à la cheville du football en termes de succès et d’impact populaires. C’est le spectacle roi. Bien plus que les Jeux olympiques.
Dany Cohn Bendit fait l’éloge du spectacle footballistique qui draine des milliards d’euros dans son sillage, et conduit les «tycoons» les plus richissimes à acheter des équipes et des joueurs à prix d’or?
Bon, arrêtons tout de suite. Je suis au Brésil en 2014, pour la dernière Coupe du monde. J’y tourne un documentaire avec Gilberto Gil, le chanteur et ancien ministre de la Culture du gouvernement Lula. Je m’emporte devant ce déferlement d’argent sur le foot. Il m’interrompt pour me dire: «Dany, quand le ballon roule, tu oublies tout ça. Le foot, c’est après le coup d’envoi qu’il commence à vivre.» Ça te va comme réponse? Moi, oui. Le Portugais Cristiano Ronaldo et l’Argentin Lionel Messi sont peut-être des fraudeurs fiscaux. Ils ont peut-être un caractère détestable. Mais quand tu vois le but en retourné de Ronaldo en Coupe d’Europe et que tu regardes autour de toi ceux qui sont scotchés devant leur écran, tu piges pourquoi ce sport tient tant de monde en haleine. Il y a trop d’argent dans le foot, c’est vrai. Mais il y a ces moments magiques. Cette minute où, après cet incroyable but de Ronaldo face à la Juventus de Turin, les supporters italiens se lèvent et applaudissent. Le foot est une somme de contradictions. Un peu comme moi.
Ta passion pour le foot, elle est française ou allemande? Franco-allemande?
Résolument française. C’est comme ça. J’ai toujours soutenu l’équipe de France. C’est absolument injuste, mais j’ai rarement vibré pour la Mannschaft. C’est à vrai dire le seul moment où je me laisse aller. L’histoire France-Allemagne n’est pas réglée dans ma tête, c’est évident. En politique, j’ai toujours pris soin de me contrôler. Mais lors d’un match… C’est comme ça. Une exception: l’équipe allemande du championnat d’Europe 1972, qui l’emporte face à l’URSS en Belgique, après avoir éliminé l’Angleterre 3-1. Brillante. Pour le reste, que de frustrations pour les adversaires de la «Mannschaft»! En 1954, pour la finale du Mondial à Berne, la Hongrie était la plus forte. En 1974, idem pour les Pays-Bas de Johan Cruyff. Je préfère ne pas continuer. Ce syndrome de l’Allemagne qui finit toujours par gagner, je le supporte mal. Tout comme la domination actuelle du Real de Madrid sur toutes les compétitions ou presque. Je suis bien trop libertaire pour accepter ce genre d’ordre établi.
Je reviens en arrière. Mai 68. Les étudiants sont sur les barricades. Dany est l’un de leurs meneurs. Tu ne parles quand même pas de foot dans les assemblées générales?
Mais si! Tu crois que je parlais seulement de révolution? C’est peut-être l’amour du foot qui a fini par forger mon parcours singulier, quand on y réfléchit bien. C’est pas facile d’aimer le ballon rond à 23 ans, en Mai 68, devant des camarades maoïstes qui traitent le sport d’opium du peuple. Sauf que là aussi, les faits triomphent inéluctablement des idéologies. Je me rappelle avoir été invité à Turin, pour parler de notre printemps révolutionnaire aux ouvriers des usines Fiat. On y est allés gonflés à bloc. Et le dimanche, où étaient-ils tous, ces ajusteurs, ces mécanos, ces contremaîtres? Au stade. Il faut être dans les tribunes pour comprendre ce qu’est le foot, malgré toutes ses dérives. L’extrême gauche a toujours été, sur ce sujet, d’une hypocrisie crasse. Vous croyez que les travées du Parc des Princes, les jours de matches du Paris Saint-Germain, ne sont remplies que par les invités VIP du Qatar? Le foot échappe aux dogmes.
Dany pardon, mais le foot, tu l’as dit, c’est aussi l’argent-roi, le racisme dans les stades et vis-à-vis de joueurs africains. Essaie d’être quand même réaliste. Pour reprendre le titre de ton livre, sous les crampons, la plage est loin d’être de sable blanc, immaculée…
Tu es allé à l’ex-camp de migrants du Millénaire à la porte de la Villette, que la mairie de Paris vient d’évacuer? Tu as vu comme moi les jeunes en train de taper le ballon, devant le grand centre commercial qui a donné son nom à leur forêt de tentes? Mon fils a monté en Allemagne une équipe de foot avec des migrants, des Syriens, des Allemands… Cet enracinement social est la sève du football. Suis-je naïf pour autant? Non! Les fédérations ne font pas assez pour intégrer les jeunes par le football. Je le regrette. Elles ont une responsabilité énorme et l’argent-roi dont tu parles leur en donne les moyens. Le problème, c’est le manque de vision. Le danger est là. Le profit à court terme l’emporte. Le fair-play financier voulu par Michel Platini a échoué, c’est évident. Le risque, c’est le syndrome «handball», avec cette équipe du Qatar entièrement composée de joueurs étrangers ou presque. L’époque manque aussi terriblement de joueurs intégrateurs, capables d’incarner une aventure commune. Et puis il y a le risque permanent de manipulations populistes, et cette incapacité du foot à suivre certaines évolutions de la société. C’est l’un des sports les plus homophobes. Un des derniers bastions réactionnaires. Triste et insupportable réalité.
Le cœur footballistique de Dany bat toujours pour le Saint-Etienne des Verts? Rocheteau plutôt que Zidane? Et si Benzema, proscrit en équipe de France, était un rebelle-révolutionnaire que l’on a choisi de marginaliser? Sa place n’était-elle pas dans les 23 Bleus, en Russie?
Tu rigoles, j’espère. Benzema n’est ni un rebelle ni un révolutionnaire. Son affaire de sex-tape avec Valbuena, c’est quand même du gangstérisme de bas étage. J’en reviens aux joueurs intégrateurs qui sont indispensables. C’était aussi compliqué avec Anelka, comme l’a montré l’épisode affligeant de Knysna, quand l’équipe de France a explosé lors du Mondial de 2010 en Afrique du Sud. Les rebelles, c’est ballon au pied et hors des stades qu’on les juge. C’est Dominique Rocheteau. C’est Johan Cruyff. C’est Paul Gascoigne. C’est Eric Cantona, qui – c’est dommage – n’a jamais réussi à se montrer vraiment sympa. Pour Zidane, un seul mot: respect! Son autorité naturelle comme entraîneur, sa vista sont la meilleure des réponses. Je termine sur la coupe du monde qui va démarrer en Russie. Didier Deschamps a de bons atouts avec la France. Mais tout va se jouer selon moi sur un joueur: Paul Pogba. S’il crève l’écran et s’installe en patron de l’équipe tricolore, tout redevient possible.
Questionnaire de Proust footballistique
Tu écris sur le foot. Qui prends-tu comme référence?
Jean Hatzfeld, l’ancien journaliste sportif de Libération. Il savait planter sa plume dans la plaie et les bonheurs du foot. Incontournable.
L’Equipe, ton journal préféré?
J’essaie de le lire tous les jours. Le football, c’est aussi une science. Oui, une science…
L’équipe de Reims remonte en Ligue 1 française. Souvenirs?
Reims, c’est ma jeunesse dans les années 1950. Ils gagnaient tout. Mais mon autre fidélité va à l’Olympique de Marseille.
Marseille battue en Ligue Europa. Tristesse?
Il suffisait de regarder comment joue l’Atletico, comment les Madrilènes avaient éliminé Arsenal. Il manque à l’OM l’efficacité totale.
Donc pas de club fétiche étranger?
L’Ajax Amsterdam de Cruyff. Et Mönchengladbach, dans les années 1980. J’ai aussi beaucoup soutenu Francfort, lorsque j’étais maire adjoint de cette ville.
Le tabou footballistique qu’il faut briser?
L’homosexualité. La chape de plomb est affreuse, insupportable. Y compris pour les joueuses. Des vedettes payées des centaines de millions d’euros qui s’inventent des mariages. C’est tragique. Détestable
Repères:
Avril 1945: Naissance à Montauban, de parents allemands antinazis
1956-57: Lycée Buffon
1965: Baccalauréat en Allemagne, puis revient en France pour ses études supérieures
22 mars 1968: Prend la tête de l’occupation de l’Université de Nanterre après avoir, en janvier 1968, apostrophé le ministre de l’Education François Missoffe. Bête noire du gaullisme durant la révolte étudiante
21 mai 1968: Expulsé de France où il reviendra souvent clandestinement avant d’être officiellement autorisé à rentrer en 1978
1984-1985: S’engage à Francfort au sein des «Grünen» allemands
1994: Première élection au Parlement européen
2009: Sa liste Europe Ecologie récolte 16,2% aux Européennes. Gros succès
2014: Quitte le Parlement européen
2017: Soutient la candidature présidentielle d’Emmanuel Macron.