David Miliband: «Il faut un plan Marshall pour le Moyen-Orient»
Migration
L’ex-ministre britannique des Affaires étrangères et président de l’International Rescue Committee est convaincu qu’aucun pays individuel ne peut gérer la crise migratoire, mais que collectivement, l’Europe en a les moyens

Ex-membre du gouvernement britannique de Tony Blair et ancien ministre des Affaires étrangères sous Gordon Brown, David Miliband dirige depuis deux ans l’International Rescue Committee, une ONG basée à New York qui au front dans la crise migratoire en Europe et au Moyen-Orient.
Le Temps: Vous êtes depuis deux ans à la tête de l’International Rescue Committee, une ONG fondée sur recommandation d’Albert Einstein. Vous étiez en septembre sur l’île grecque de Lesbos pour mesurer l’ampleur de la crise migratoire.
David Miliband: L’International Rescue Committee (IRC) était présent dans les années 1990 en ex-Yougoslavie. Nous n’avions toutefois pas anticipé que nous retravaillerions au cœur de l’Europe. À Lesbos, nous avons envoyé très tôt une équipe pour évaluer la situation. Elle a vite constaté qu’il n’y avait ni gouvernement grec, ni Nations unies. Nous avons déployé des forces à partir de juin. À ce moment, il n’y avait que 200 réfugiés par jour qui arrivaient. Maintenant, ce chiffre a bondi à 5000 voire 6000 par jour. L’IRC fournit des soins très basiques aux arrivants, notamment aux malades chroniques, une protection pour femmes et enfants, met à disposition des moyens de transport pour parcourir les 60 à 70 kilomètres du nord au sud de l’île. Nous construisons des installations sanitaires. Et enfin, nous avons lancé avec Google un site internet (www.refugeeinfo.eu) pour informer les réfugiés.
C’est un vrai drame humanitaire.
J’ai parlé de cette question avec votre ministre des Affaires étrangères, Didier Burkhalter, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies en septembre. Il n’est pas sain qu’on sépare l’humanitaire du développement. C’est une vue à court terme. M. Burkhalter suggère un plan sur quatre ans. J’abonde dans son sens. Il est nécessaire de réfléchir en termes de développement de l’économie. Il ne faut pas plus d’aide, mais une meilleure aide.
Avant la crise, vous manifestiez une certaine sympathie pour le président du Conseil italien Matteo Renzi qui mettait Bruxelles en garde, il y a quelque temps déjà, contre une crise migratoire. L’Europe est-elle capable de gérer cette crise?
L’Europe a la capacité de la gérer, mais pour l’heure, elle s’y prend mal. Elle doit prendre trois mesures urgentes. Elle doit tout d’abord évaluer rapidement les demandes d’asile, renvoyer ceux qui ne répondent pas aux critères et répartir les autres entre les membres de l’Union européenne. L’Allemagne et la Suède ont assumé leur part, d’autres en revanche s’y sont refusés, abandonnant la tradition humanitaire européenne. L’Europe doit ensuite accroître massivement son aide humanitaire à la Turquie, à la Jordanie et au Liban et garantir une protection humanitaire en Syrie même. Sans cela, les flux vont continuer. Il faut aussi que l’Europe dise clairement la voie juridique à suivre pour demander l’asile, sinon les passeurs vont en profiter. Enfin, et c’est la chose la plus difficile, il faut trouver une solution politique en Syrie. Or après l’effondrement du processus de Genève, il n’y a aucun processus politique en cours. C’est désespérant.
La manière dont Bruxelles va traiter la crise n’est-elle pas une question de vie ou de mort du projet européen?
Je ne formulerais pas la question en ces termes. On a déjà dit que la crise de l’euro serait une question de survie de l’Europe. On a aussi dit que la crise en Ukraine était le plus grand défi posé à l’ordre international depuis la fin de la Guerre froide. Mais c’est vrai, l’Europe fait face à un défi majeur avec la crise des réfugiés et des migrants. La crise n’est pas un événement passager. Elle est appelée à durer. L’an dernier, il y avait 20 millions de réfugiés dans le monde et 40 millions de personnes déplacées. L’idée que tout irait mieux s’il n’y avait pas d’Union européenne est absurde. Aucun pays, pris individuellement, ne peut gérer une crise de cette ampleur. Le monde est interdépendant. La force de l’Europe, ce n’est pas simplement ses 500 millions d’habitants. C’est aussi toute la panoplie d’outils qu’elle a à disposition: ses politiques humanitaire, économique, étrangère. Au vu de l’acuité de la crise, il faut qu’elle les utilise tous. Ce à quoi l’Europe doit réfléchir, c’est à la manière d’appréhender les changements découlant de la globalisation. Mais la vague actuelle de réfugiés n’est en rien un tsunami qui va la submerger.
En Pologne et en Slovaquie, on a entendu des voix marteler que l’Europe devait rester chrétienne. Au Royaume-Uni, Theresa May, ministre de l’Intérieur, parlait du risque d’effondrement de la civilisation européenne.
La civilisation européenne n’est pas au bord du précipice. Les sociétés multiculturelles et multiconfessionnelles mettent peut-être plus de temps à se construire. Mais elles sont beaucoup plus solides. Il ne faut pas oublier que l’héritage de l’Europe, c’est celui d’un lieu d’immigration et d’émigration. Chaque État peut appliquer sa politique d’immigration. Mais l’Europe communautaire doit défendre le droit international humanitaire et le droit des réfugiés. Il en va de sa responsabilité. La meilleure réponse à donner aux critiques est simple: au Royaume-Uni vivent 2,5 millions de musulmans, 1,5 millions d’hindouistes, 300 000 juifs. Quels sont les lieux en Europe qui s’en sortent le mieux? Londres est un exemple parmi d’autres. La ville est très multiculturelle, l’endroit le plus globalisé et le plus prospère du pays.
En matière d’intégration, on a souvent opposé les modèles français et britannique. De fait, les banlieues françaises n’ont pas bien intégré les populations musulmanes. De même, le Londonistan n’était pas un exemple d’intégration…
Je refuse le concept de Londonistan. Le mot-clé ici est intégration dont le ministre travailliste Roy Jenkins avait donné une bonne définition dans un discours en 1966. Il opposait intégration à assimilation, précisant que l’intégration n’est pas une voie à sens unique. Elle implique des droits et des devoirs de la part tant des réfugiés que du pays d’accueil.
La montée des partis nationalistes et d’extrême droite en Europe vous inquiète-t-elle?
Je mentirais si je vous disais non. C’est inquiétant au vu de l’histoire européenne. Mais évitons de dramatiser. L’Europe de 2015 n’est pas celle de 1933. La force des sociétés européennes ne doit pas être sous-estimée.
L’ex-premier ministre britannique Tony Blair dont vous étiez un membre de son gouvernement vient d’admettre que l’émergence de l’État islamique ou Daech peut être liée à la guerre d’Irak lancée en 2003 par les États-Unis…
Il est évident que les troubles qui secouent l’Irak en 2015 sont liés aux événements de 2003. Mais il n’y a pas une seule cause à la présente situation. L’épicentre de la crise est désormais la Syrie et l’absence de tout processus politique en Syrie a créé un vide que des forces malignes ont rempli. Le conflit s’est propagé en Irak. Il interroge sur la relation entre la population syrienne et son gouvernement, entre les minorités, la majorité et ce même gouvernement. Il mêle des questions confessionnelles et théologiques. Il implique des puissances régionales, l’Iran, la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar ainsi que des grandes puissances comme la Russie et les États-Unis. Tout cela est très confus. Il importe de désenchevêtrer ces composantes et de les traiter séparément.
Si c’était à refaire, approuveriez-vous aujourd’hui la guerre d’Irak de 2003?
Je l’ai dit à plusieurs reprises. Si j’avais su ce que nous savons aujourd’hui, je n’aurais pas voté pour notre participation à la guerre en Irak en 2003.
Aujourd’hui, vous parlez de la nécessité de lancer un grand plan Marshall pour le Moyen-Orient. En quoi consisterait-il?
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le plan Marshall fut une aide à court terme, nécessaire, mais aussi un soutien à long terme pour la reconstruction sociale, économique et culturelle de l’Europe. Il impliqua un partenariat public-privé. Prenez aujourd’hui le Liban et la Jordanie qui ont accueilli respectivement 1,5 millions et 700 000 réfugiés. Ils ont besoin d’une aide immédiate, mais aussi d’un renouveau économique à moyen terme. Ces deux États ont besoin des secteurs privé et public, du soutien de la Banque mondiale et non pas seulement d’agences d’aide au développement. Ils ont besoin des États-Unis, comme à l’époque, mais aussi de tous les pays développés de la planète. Les pays du Golfe doivent s’y associer.