Elle sera l’objet de tous les éloges mais elle ne pourra pas se rendre à la cérémonie. Vendredi, jour du Dies Academicus, l’Université de Genève va décerner des doctorats honoris causa à une série de personnalités. Parmi elles: la Prix Nobel de médecine 2008 Françoise Barré-Sinoussi et l’ancienne garde des Sceaux française Christiane Taubira. Mais aussi la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah, anthropologue détenue en Iran depuis juin 2019 et condamnée à 5 ans de détention au terme, disent ses proches, d’un «procès inique».

Avec un peu de chance, Fariba Adelkhah – qui a pu sortir de prison la semaine dernière et a été assignée à résidence sous le contrôle d’un bracelet électronique – pourra assister à la cérémonie derrière l’écran de son ordinateur. Mais, jugée coupable «d’atteinte à la sécurité nationale» et de «propagande» menée contre la République islamique, il n’est pas question pour elle d’intervenir: elle n’est pas autorisée à avoir des contacts avec l’étranger ou à procéder à la moindre déclaration publique.

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La chercheuse a bâti sa réputation avec ses travaux sur les milles facettes de l’Iran de l’après-Révolution islamique et de l’espace chiite, portant son regard d’anthropologue sur les femmes, la famille et les milieux d’affaires, mais aussi sur les clercs ou la contrebande. «Elle est très renommée dans son champ d’études», confirme Bernard Debarbieux, doyen de la Faculté des sciences de la société à l’Université de Genève, en insistant sur son approche «multidisciplinaire».

«Menace potentielle»

Cette envie d’éclairer la société iranienne sous toutes ces formes, ce caractère touche-à-tout ont-ils été perçus comme une «menace potentielle» par les autorités iraniennes, comme le suggère le doyen?

Il apparaît que le sort de Fariba Adelkhah est aussi au centre d’intérêts politiques qui dépassent le seul périmètre de ses travaux. Arrêté également en juin 2019, son compagnon, Roland Marchal – lui aussi chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI) –, a été mis en liberté en mars dernier après qu’il a servi de monnaie d’échange pour permettre la libération d’un ingénieur iranien, Jalal Rohollahnejad, emprisonné en France. Réclamé par les Etats-Unis, l’ingénieur était accusé d’avoir enfreint le régime des sanctions et d’avoir importé en Iran des systèmes électroniques pouvant être utilisés à des fins militaires.

Alors qu’elle a mené une grève de la faim pendant quarante-neuf jours et que son comité de soutien craignait qu’elle puisse contracter en prison le Covid-19, ce sont précisément des motifs de santé qui ont été mis en avant par la justice iranienne à l’heure de motiver son assignation à résidence. Une justification qui, au-delà des inquiétudes qu’elle soulève, suscite aussi des interrogations. «C’est peut-être une manière d’éluder des enjeux plus politiques», résume Jean-François Bayart, professeur au Graduate Institute de Genève et coordinateur du comité de soutien.

Rapport de force interne

De fait, il semble désormais établi que la détention de Fariba Adelkhah obéit à un rapport de force interne entre les diverses composantes du pouvoir iranien, et plus spécifiquement entre le Ministère du renseignement (qui dépend du gouvernement) et les Gardiens de la révolution, qui n’ont de comptes à rendre, eux, qu’au guide suprême, Ali Khamenei. Alors que le premier a tout intérêt à garder de bonnes relations avec la France, face à la politique bulldozer de Donald Trump, les seconds «sont dans une autre logique, qui a peu à voir avec la diplomatie classique», analyse Jean-François Bayart, lui-même bon connaisseur de l’Iran.

En décernant son doctorat honoris causa à Fariba Adelkhah, l’Université de Genève craint-elle de faire office de bâton qu’on remue dans une fourmilière? Le risque est d’autant plus grand que la Confédération joue un rôle important en Iran, représentant notamment les intérêts des Etats-Unis dans ce pays. «Dans ce contexte, la question de la pertinence, et de possibles conséquences, s’est en effet posée», répond le doyen Bernard Debarbieux. Mais il insiste sur la liberté d’opinion et l’indépendance académique, ces valeurs qui sont précisément bafouées dans le traitement de la chercheuse. «Dans un premier temps, cette distinction décernée à Fariba Adelkhah risque de compliquer la tâche de la Suisse. Mais le pays ne peut qu’y gagner en insistant sur la défense de sociétés ouvertes et vivantes.»