Pont entre l’Orient et l’Occident, verrouillée par le Bosphore, la mer Noire est un trait d’union entre des nations qui tendent à se tourner le dos. Elle est aussi le théâtre d’une valse incessante de navires qui parcourent ses eaux de part en part. Notre journaliste est allée à la rencontre des personnes qui la sillonnent, l’habitent et en dépendent

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Quand la ville s’appelait Constantinople, il fallait l’autorisation du sultan pour franchir le Bosphore. Aujourd’hui, le capitaine Boris s’est contenté d’envoyer un mail. A Istanbul, c’est le directeur général de l’administration de la sécurité côtière et du sauvetage, placé sous l’autorité du Ministère des transports de Turquie qui lui a transmis son laissez-passer. Une formalité. Quand les terres sont apparues à l’horizon, tout le travail administratif était déjà réglé, et l’équipage n’attendait plus que le feu vert de la première tour de contrôle pour aborder le détroit.

«On a dû faire un détour, parce que ce navire, là, avait la priorité», explique Boris en pointant un bateau avec le nom Mimoza écrit en lettres blanches sur la coque. «Ce n’est pas vraiment un nom de bateau, Mimoza», grogne Bogdan, le troisième officier. Contrairement au capitaine qui arbore son uniforme, Bogdan a choisi un ensemble survêtement-chaussettes-sandales pour aborder le fameux détroit qui sépare l’Europe de l’Asie. «Pour nous, il n’y a plus vraiment de magie. C’est la routine! On passe ici environ trois fois pas semaine», explique-t-il.

Un horaire pour prendre le détroit

Il s’agit tout de même du moment clé de la traversée, et tous les officiers sont sur le pont. La machine à café chauffe et la voix de l’opérateur à terre résonne dans l’habitacle. «Tous les navires sont sur le même canal. Avant, nous avions un officier spécialisé en communication à bord. Maintenant, ce poste à disparu. La communication fait partie du cahier des charges de chaque officier», explique le capitaine. «Là, la centrale nous a demandé de ralentir pour que d’autres bateaux passent avant nous». A l’ouest du détroit, un troupeau de cargos et de tankers sont arrêtés. «Ces bateaux, là, sont des transporteurs de marchandises, ils doivent attendre. Les tankers n’ont pas le droit de traverser le Bosphore de nuit», précise le capitaine.

En raison du risque élevé d’accident sur le tronçon, les autorités ont décidé en 1994 de séparer le trafic par tranche horaire: dans un sens le matin et dans l’autre l’après-midi. Elles ont aussi ajouté, en 2004, un service d’information au trafic. Deux initiatives qui ont permis de diminuer le nombre d’accidents, mais qui, avec une fréquentation en hausse et des navires toujours plus volumineux, peinent à révéler ses effets bénéfiques sur le détroit. Les 15 millions de Stambouliotes gardent encore en mémoire les accidents de pétroliers qui ont eu lieu sous leurs fenêtres. En 1960, 100 000 tonnes de fuel se déversent dans les eaux du détroit après une collision entre trois pétroliers.

Dix-neuf ans plus tard, en s’échouant sur un banc de sable, l’Independenta s’enflamme à quelques mètres des berges. L’incendie fait fondre les faïences de la façade du lycée Haydar Pasha, un monument datant du siècle dernier, et les poissons désertent les eaux locales. Plus tard, en 1994, un autre accident de pétrolier fait 28 morts et en 2013 encore, la collision entre un pétrolier et un ferry rappelle que les eaux entre la mer Noire et celle de Marmara ne sont de loin pas celles de la fontaine de jouvence. «C’est un passage dangereux», concède Boris, «En tant que capitaine, je dois affronter de lourdes responsabilités. Pour moi, plus je suis monté en grade, plus le Bosphore m’a paru étroit.»

50 000 navires par an

A terre, les ports de pêche semblent ignorer les va-et-vient des pétroliers. Ce sont des petits immeubles dissimulés dans la verdure qui un à un s’illuminent, au gré du crépuscule. «Comme nous sommes un bateau de passagers, nous pouvons passer à toute heure de la journée», précise le capitaine. «Nous n’attendons que le signal de départ.» Il ne devrait pas tarder, car au loin une embarcation s’approche. Elle appartient aux pilotes du premier secteur du Bosphore. L’un d’entre eux est attendu sur le pont, il sera aux commandes du Sea Partner jusqu’à ce que le pilote du secteur suivant prenne la relève.

Les 32 kilomètres du détroit sont divisés en quatre tronçons, chacun contrôlés par un opérateur. Chaque section fournit ses pilotes spécialisés. «Ce n’est pas obligatoire d’y avoir recours, mais dans notre cas, ça l’est, car nous allons passer la nuit dans un port turc», explique Boris en se préparant un café. Huit tours de contrôle surveilleront notre évolution entre les deux continents. Une veille de jour comme de nuit pour orchestrer une chorégraphie précise sur le détroit le plus couru au monde. Par année, environ 50 000 navires y transitent. Un nombre colossal qui dépasse de loin la fréquentation des canaux de Panama et de Suez, avec respectivement près de 13 000 et 14 000 traversées par an.

Risque de collision

Pour l’équipage du Sea Partner, la plus grande crainte est de percuter une des nombreuses embarcations de pêche qui traversent le détroit à tout moment. «Il y a aussi ces navettes de pendulaires qui vont et viennent d’un continent à l’autre», relève le capitaine. A Istanbul, un million d’habitants passe chaque jour de rive en rive, sur 500 bateaux.

On l’aura compris, le Bosphore est un champ de mines. La Convention de Montreux signée en 1936 qui offre une liberté de passage sur ces eaux pour tous les navires de commerce, quels que soient leur pavillon et la nature de leur cargaison, fait tache dans le paysage tendu du détroit. «Cette convention n’est plus entièrement d’actualité, et les restrictions que les autorités turques ont imposées à partir de 1994 sont vitales pour la sécurité de la population et des marins», souligne le capitaine en dégustant sa première gorgée de café.

Musculation sur le deck

Dehors, sur le deck, l’ambiance est tout autre. Le vent qui s’engouffre dans le détroit décoiffe, et le soleil commence à atteindre la pointe des minarets à l’horizon. Les membres de l’équipage sont sortis en habit de sport et commencent leurs entraînements. On retrouve l’homme qui soulevait des poids hier. Cette fois, il est accompagné d’Aigars, le jeune apprenti letton et son supérieur. Tous deux enchaînent les exercices de gainage et de musculation. L’aîné ne laisse aucun répit au cadet du navire. «Il faut leur forger l’esprit, le moral, mais aussi le corps, à ces juniors», plaisante-t-il. Les abdominaux saillants, les veines apparentes, il semble ne porter aucune attention au paysage qui défile.

Pourtant, il y a mille choses à voir. Le bateau a accéléré et nous nous approchons du premier des trois ponts que nous franchirons. C’est un monument tout en superlatifs, construit en 2016 et baptisé Yavuz Sultan Selim, du nom du sultan qui a régné pendant huit années de gloire et de conquêtes sur l’ensemble du Moyen-Orient. Ses haubans soutiennent à la fois des voies ferrées et une autoroute. Mais nous, sur le bateau, ne portons attention qu’aux lumières violettes qu’il arbore. En dessus des sportifs, les camionneurs se sont tous appuyés sur la balustrade. De leur côté, c’est l’euphorie totale. Comme s’ils arrivaient en terre promise, ils lèvent les bras au ciel et chantent à tue-tête des hymnes de chez eux.

Peut-être est-ce parce que le Sea Partner est entré dans le Bosphore? Cernée par la terre, un court instant, je me suis sentie à l’étroit. Y avait-il trop de lumières? Ou était-ce ce vent qui d’un coup était plus chaud? En regardant par-dessus bord, je me suis aperçue de la taille du navire. En comparaison aux autres, nous étions clairement les plus imposants du détroit, et cette traversée avait soudain pris des airs de parade. Les drapeaux turcs qui célébraient le coup d’Etat manqué d’il y a une année flottaient de toutes parts. Et le week-end s’apprêtait à être festif pour une partie de la population à qui le président avait promis la gratuité de tous les transports en commun.

Le pilote aux commandes

Le bateau poursuit son avancée entre les yalis, ces maisons ottomanes qui longent les rives du Bosphore. La nuit commence à tomber et au loin on distingue les premières lueurs du second pont, Fatih Sultan Mehmet. C’est à partir de là que les choses se corsent. Le canal devient plus étroit et sinueux. Les courants déjà forts aux embouchures se renforcent et les bancs de sable forment des écueils mouvants de semaine en semaine. J’ai regagné le pont. «Ce n’est pas trop tôt, je vous ai préparé un Nespresso. Il doit être froid maintenant.» Le capitaine s’impatientait.

«Nous arrivons au passage le plus étroit du Bosphore». C’est non seulement un goulet de 698 mètres de large, mais en plus, il impose un virage serré sur la droite. Chacun se tient debout derrière les commandes. Les officiers ont offert un café au pilote qui donne ses ordres au conducteur à la barre. C’est une litanie à deux voix qui s’écoute en silence. Ici, on parle en anglais. «One four eight», lance le pilote auquel l’homme aux manœuvres répond en écho: «One four eight.» Plus un bruit dans l’habitacle. Bogdan traîne des pieds. «Tu veux du thé?» demande-t-il. «C’est un thé spécial. Dans le Bosphore, il paraît que les pilotes se battent pour venir sur notre bateau. Nous avons les meilleurs thés et cafés de la mer Noire.» Il regarde dans ses jumelles. «Un autre pilote arrive.»

Désormais, il fait nuit. Le dernier pilote du tronçon apparaît sur le pont et entame un nouveau canon avec le conducteur. «Four-five», «Four-five.» Le capitaine s’approche. Sans doute est-ce pour me rassurer, mais il précise à mon oreille: «Au port, c’est moi qui prendrai les commandes pour les manœuvres d’accostage.»

Le troisième pont passe au-dessus de nos têtes. Récemment baptisé pont des Martyrs du 15-Juillet, il est aussi orné d’immenses drapeaux rouges. Lui annonce la fin du détroit. Une fois lesdites manœuvres effectuées, le capitaine et les officiers vont-ils mettre pied à terre? «Jamais un capitaine ne quitte son navire», sourit Boris. A bord, très vite les lumières se sont éteintes. Demain, dès l’aube, les marins repartiront.

Le bateau est amarré, la nuit est déjà vieille et les allées du port d’Istanbul aussi noires que la mer que nous venons de quitter. En abandonnant le navire, je laisse derrière moi une mer étrange. Mais j’ai acquis une certitude. Dans le noir le plus profond, il y a des reflets turquoise.


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