La diplomatie est souvent l’art de tenter l’impossible, de défier des statu quo qui paraissent immuables. A 61 ans, Michael Parmly aurait pu se contenter de couler une retraite paisible dans la région lémanique. Mais ce n’est pas son genre. Ancien diplomate américain, qui a mis un terme à plus de trente ans de carrière à la Mission des Etats-Unis auprès de l’ONU à Genève après avoir sillonné la planète, il reste passionné par les affaires du monde. Il vient d’achever un travail de recherche, personnel, qui va sans doute le faire passer pour un iconoclaste. Dans un article intitulé «La base navale de Guantanamo Bay: les Etats-Unis et Cuba – la question d’une anomalie historique» devant être publié ces jours dans la revue Forum of Word Affairs de la prestigieuse Fletcher School, il suggère aux Etats-Unis rien de moins que de restituer la base navale de Guantanamo à Cuba. Un territoire de 120 km² à l’est de Cuba que les Etats-Unis occupent, moyennant un bail mensuel actuel de 4085 dollars que La Havane a toujours refusé d’encaisser à l’exception d’une fois, par erreur, en 1959.

Or cette portion de terre aride, où les iguanes prospèrent, reste cubaine. Aujourd’hui, hormis des navires de guerre ou les bateaux des gardes-côtes qui mouillent parfois dans la baie et bien sûr la tristement célèbre prison de Guantanamo, la base apparaît comme une banlieue américaine avec ses supermarchés, son pub irlandais, son terrain de sport et ses lotissements de standing pour officiers de la Marine.

Aussi utopique puisse-t-elle paraître, la thèse développée par Michael Parmly est le fruit d’un travail de recherche d’un an. A Genève, l’ancien diplomate a consulté les Hauts-Commissariats des Nations unies pour les réfugiés et les droits de l’homme, l’Organisation internationale pour les migrations et le CICR. Il a passé des journées à consulter les archives de la bibliothèque des Nations unies. Il est resté plus d’un mois à Miami pour puiser dans la mine de documents de la Florida International University et de l’Université de Miami. Il s’est aussi entretenu avec des haut gradés de la Southern Command, le centre de commandement pour l’Amérique centrale et latine qui contrôle la base de Guantanamo. Il n’a pas non plus hésité à aller présenter son projet de recherche au Pentagone et au Département d’Etat. Sachant que les relations diplomatiques entre Cuba et les Etats-Unis sont rompues depuis 1961 et qu’elles restent très tendues, le diplomate savait qu’il ruait dans les brancards: «Au Département d’Etat et au National Security Council, mes anciens collègues ont été francs avec moi. Ils ne voyaient pas l’intérêt de mes recherches, admet Michael Parmly. Certains m’ont d’emblée dit que j’étais fou, mais ils m’ont quand même encouragé à écrire et à publier mon papier.»

Pour celui qui fut le chef de la Section des intérêts américains à La Havane de septembre 2005 à juillet 2008, les raisons d’être de la présence américaine sur la base navale de Guantanamo ne sont plus d’actualité. Occupant la base navale depuis la fin de la guerre hispano-américaine, en 1898, les Etats-Unis conclurent en 1903 avec Cuba un traité qui valida le bail. L’administration du président Theodore Roosevelt jugea nécessaire d’avoir un poste de ravitaillement en charbon au cœur des Caraïbes, d’assurer le contrôle de l’accès à un éventuel futur canal reliant l’Atlantique au Pacifique et de maintenir une forte présence dans une zone maritime appelée à se développer.

«Aujourd’hui, la Marine ne recourt plus au charbon, le canal de Panama a été rendu aux Panaméens. Quant à la présence américaine dans la zone, elle peut se décliner différemment, même si elle demeure nécessaire face à l’intérêt croissant qu’a la Chine pour l’Amérique latine. On pourrait négocier un accord avec Cuba qui permettrait à des bâtiments de guerre américains de faire des haltes. J’ai déjà négocié personnellement ce type d’accords avec des pays comme l’Espagne, le Portugal et le Maroc», explique Michael Parmly.

La base navale de Guantanamo sert à mener deux tâches principales. Elle fait office de centre d’accueil et de triage des réfugiés (Migration Operations Center), surtout cubains et haïtiens. A partir de Guantanamo, les gardes-côtes américains interceptent les migrants qui ont pris la mer. Un phénomène qui a pris des proportions gigantesques en 1980 avec les marielitos qui quittaient le port cubain de Mariel pour se rendre en Floride, ou encore en 1994 quand la base navale accueillait près de 45 000 réfugiés. Aujourd’hui, ceux qui prennent le chemin de l’exil sont peu nombreux. «Avons-nous besoin d’une base navale pour accomplir cette mission? Non, ce d’autant que les Etats-Unis ont déjà un accord d’immigration avec Cuba», insiste l’ancien diplomate.

L’autre activité principale se déroulant sur la base navale est beaucoup plus controversée: la détention de terroristes présumés ennemis de l’Amérique. Michael Parmly a délibérément omis de traiter de la question dans son projet de recherche, même s’il en fait mention: «Sur les 164 détenus (deux Algériens viennent d’être transférés dans leur pays d’origine), beaucoup sont transférables, même si des pays comme le Yémen posent actuellement problème. Seuls 46 prisonniers sont considérés comme étant trop dangereux. En cas de restitution de la base navale, les Etats-Unis pourraient négocier avec le gouvernement cubain leur détention sur une base cubaine sous la responsabilité des Américains.» Une manière d’ôter une épine du pied à un Barack Obama qui bute sur les résistances du Congrès pour fermer l’infâme prison.

Utopiste, Michael Parmly? Sans doute un peu, mais n’est-ce pas le propre de ceux qui aspirent au changement? «Vu les relations entre Cuba et les Etats-Unis, cette proposition paraît inopportune. Mais ce n’est jamais le bon moment. Et je sais que les réactions négatives à mon article seront nombreuses et fortes. Pourtant, ça n’a jamais été dans l’intérêt des Etats-Unis d’occuper un territoire contre l’avis du peuple qui le contrôle.» Alors qu’il était un jeune doctorant, Michael Parmly fut engagé comme stagiaire au Département d’Etat. On était en 1976. «J’avais vécu entre 13 et 15 ans à Panama. Ce vécu m’a aidé. J’ai pu d’emblée collaborer au sein du bureau de l’ambassadeur Ellsworth Bunker sur les projets de traités sur la restitution du canal de Panama aux Panaméens.»

C’est Jimmy Carter, fraîchement élu à la Maison-Blanche, qui prendra la décision courageuse de restituer le canal. Un tel geste envers La Havane, estime l’ex-diplomate, pourrait avoir des retombées positives. L’Amérique latine est de plus en plus sensible à la question cubaine, même les alliés de l’Amérique. Le président colombien Juan Manuel Santos, dont le pays est proche de Washington, a ainsi déclaré en décembre 2012 qu’il pourrait boycotter le prochain Sommet des Amériques si Cuba n’était pas invité en raison d’un refus des Etats-Unis.

En aucun cas, ajoute l’ex-chef de la Section des intérêts américains qui fut entendu un jour dans le Bureau ovale par George W. Bush et qui bénéficiait du ferme soutien de la secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, il ne s’agit de faire un cadeau au régime du président cubain. Il est question de rendre «justice à l’Histoire». Michael Parmly est d’ailleurs convaincu qu’il est possible de négocier avec Raul Castro. «Avec Fidel, cela aurait été trop difficile. Le personnage est compliqué. Raul semble plus ouvert. Il est capable d’analyser froidement une situation et de prendre au sérieux une proposition sincère de l’Amérique.» Si les deux pays devaient entamer un dialogue sur la restitution de la base navale, il n’est pas exclu qu’ils élargissent la discussion à d’autres thèmes, espère Michael Parmly.

«Américains et Cubains sont certes très différents. Mais ils ont un point commun: ils sont tous deux extrêmement fiers de leur pays», renchérit l’ex-employé du Département d’Etat. Rendre la base de Guantanamo produirait un effet inattendu à Cuba même. Il flatterait un nationalisme cubain résurgent bien décrit par des auteurs contemporains comme Rafael Rojas ou Jorge Duany. Dans son récent ouvrage La Maquina del Olvido, le premier estime que Fidel Castro est loin d’avoir le monopole du nationalisme. La blogueuse Yoani Sanchez est un exemple de l’attachement des Cubains à leur terre. Elle refuse l’exil et continue son combat pour le changement à l’intérieur même de Cuba. «Les Cubains doivent avoir le sentiment que les réformes [économiques] de Raul seront permanentes, insiste toutefois Michael Parmly. Au début, ils ont été très hésitants. Désormais, il y a entre 400 000 et 500 000 cuentapropistas, des citoyens qui ont créé leur propre entreprise. C’est positif. Il ne faut pas l’oublier: seuls les Cubains peuvent sauver leur économie.»

Si Fidel Castro a toujours jugé illégitime l’occupation de ce territoire cubain, il n’a jamais menacé de le reprendre par la force. Lors de la crise des missiles toutefois, furieux, il avait posé comme condition à l’approbation de l’accord Kennedy-Khrouchtchev du 28 octobre 1962 de récupérer la terre de Guantanamo. Bien avant lui, au cours des trois premières décennies du XXe siècle, les Cubains ont exigé à plusieurs reprises la restitution de la base. Les Etats-Unis n’y ont jamais prêté attention. En 1934, le président Franklin D. Roosevelt aurait pu le faire en approuvant l’abrogation de l’Amendement Platt dans la Constitution cubaine. Mais il y fit maintenir l’article VII autorisant l’Amérique à rester sur la base de Guantanamo.

Sous l’administration du démocrate Bill Clinton, le Congrès américain adopta la loi Helms-Burton, qui renforce l’embargo américain et interdit à toute entreprise de traiter avec une société américaine qui fut nationalisée par le régime de Castro en 1959. La loi prévoit néanmoins, nuance le diplomate à la retraite, que les Etats-Unis «doivent être prêts à négocier avec un gouvernement élu démocratiquement à Cuba afin de restituer la base à Cuba […]».

Ancien disciple du bouillonnant diplomate Richard Holbrooke, qui l’avait envoyé en Bosnie dans les années 1990 et qui lui avait proposé un poste majeur en Afghanistan, Michael Parmly fut souvent la cible des diatribes du régime castriste quand il était en poste à La Havane. L’ex-diplomate américain est toutefois plus proche de l’âme cubaine qu’il n’y paraît. Dans sa demeure lémanique, une peinture exhibe un paysage de Matanzas, à Cuba. Sa grand-mère était Cubaine. Sa mère, qui parle très bien l’espagnol, est venue deux fois le trouver à La Havane. Elle était comme un poisson dans l’eau et a poussé son fils à mener des actions qu’il n’aurait pas osé entreprendre pour rencontrer des citoyens cubains.

Conscient des contingences tant américaines que cubaines, Michael Parmly ne perd pas espoir. Ses anciens collègues du National War College de Washington, où il a formé, deux ans durant, des candidats au poste de général ou d’amiral, soutiennent sa thèse dont le destin ne lui appartient déjà plus. Mais, pour lui, sa conviction demeure: «Tôt ou tard, le territoire de Guantanamo sera restitué.»

Il ne s’agit pas de faire un cadeau au régime du président cubain. Il est question de rendre «justice à l’Histoire»

Une loi prévoit que les Etats-Unis «doivent être prêts à négocier avecun gouvernement élu démocratiquement»