entretien
Le spécialiste de géopolitique Gérard Chaliand trace les origines du nouvel ordre du monde. Au premier rang des basculements: l’arrivée en force de la Chine

Avec ses cartes, ses analyses et ses mises en perspective, Gérard Chaliand a passé des années à expliquer le monde et sa complexité. Dans son dernier ouvrage*, il développe encore une fois une thèse singulière: l’époque actuelle tirerait ses origines d’une année décisive et charnière, 1979, qui a vu à la fois la révolution khomeyniste en Iran, l’invasion de l’Afghanistan par l’ex-Union soviétique, le deuxième choc pétrolier ainsi que le grand tournant de la Chine initié par Deng Xiaoping. «Quatre événements formidables», dont nous continuons à vivre aujourd’hui les effets.
Le Temps: Résumer le début de toute une époque à une seule année, n’est-ce pas un exercice un peu arbitraire?
Gérard Chaliand: Le hasard fait que ces événements essentiels se sont passés la même année. Rien n’annonçait ces tournants. L’événement le plus important des quatre, c’est bien sûr le virage imprimé à la Chine par Deng Xiaoping. Il va être reçu et reconnu par les Etats-Unis en janvier de cette année et il va conclure une série de contrats avec les Américains. C’est-à-dire qu’il rentre véritablement dans notre univers marchand, avec un socialisme de marché qui est l’inverse absolu de ce qui avait été pratiqué depuis 1949. Ce qui, au début, ne semblait pas particulièrement important, se révèle pleinement au moment où la crise financière frappe les Etats-Unis, en 2008. D’un seul coup, la Chine émerge comme numéro deux de l’économie mondiale. C’est, si vous voulez, le seul changement réellement important qui s’est opéré dans les trente dernières années.
– A ce point important?
– Si l’on pose la question, la plupart des gens seraient tentés de répondre que l’événement le plus important a été le 11 septembre 2001. Mais ils se trompent. La réémergence de la Chine – car il s’agit bien d’une réémergence puisque, en 1800, la Chine était à l’origine de 30% de la production manufacturière mondiale – s’accompagne de celle de l’Inde, de l’Indonésie, de la Corée du Sud, de la Turquie. En somme, c’est la montée de l’Asie, à laquelle on peut ajouter essentiellement le Brésil. Désormais, ce que nous, Occidentaux, étions les seuls à savoir faire depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à hier matin, est fait maintenant par des gens qui sont nombreux et performants, et non seulement nombreux et pauvres comme par le passé. Et notez bien qu’on ne reviendra jamais plus en arrière. L’économie chinoise, indienne ou turque ne vont pas reculer. Ce qui recule, c’est notre compétitivité. Voyez la France, qui a déjà reculé de la 13e à la 29e place du classement mondial en termes de compétitivité.
– Nous sommes là en plein débat sur le déclin supposé de l’Occident. Est-il véritablement en déclin, ou n’est-ce pas simplement une question relative, c’est-à-dire que l’Asie est comparativement plus performante?
– Cela a été très bien résumé pour les Etats-Unis par Zbigniew Brzezinski. Que dit-il? Notre infrastructure est vieillissante, nos écoles sont de mauvaise qualité en dehors de celles réservées aux élites, notre chômage peine à être résorbé. Mais quels sont nos atouts? Une tradition dynamique, une capacité de mobilité intérieure et d’innovation extraordinaire. Et, in fine, nous avons cette chose que les Chinois ne sont pas près d’acquérir, à savoir le pouvoir feutré, le soft power. Il faut répéter cependant que l’avance militaire américaine est considérable et que cet Etat va rester longtemps prééminent sur ce plan-là. Autant d’atouts qui font défaut aux Etats européens, particulièrement à ceux du sud.
– Deuxième phénomène fondamental survenu en 1979, la révolution iranienne…
– L’Iran démarre à cette date une révolution étatique islamiste radicale et se proclame le champion du monde musulman. Irrecevable pour les Arabes: ce sont des Perses. Irrecevable pour les sunnites, qui sont 85%: ce sont des chiites, à leurs yeux des hérétiques. L’Arabie saoudite s’empresse, la même année, grâce aux moyens financiers que lui procure la crise pétrolière, de porter son appui au djihad sunnite qui se développe contre l’intervention soviétique en Afghanistan, survenue elle aussi au même moment. Tous ces événements vont être liés. A partir de là, l’Arabie saoudite va intensifier la politique – qu’elle a déjà commencée – de réislamisation du monde musulman, de l’Ouest africain jusqu’à l’Indonésie, en payant des madrasas, en envoyant des prêcheurs, en faisant bâtir des mosquées, etc. Notez que cet effort, aux origines, n’était pas salafiste mais visait à instaurer davantage de conformité aux règles religieuses classiques.
– Vous voyez dans cette vague initiée par l’Arabie saoudite l’origine des événements d’aujourd’hui?
– Cette vague l’a rapidement dépassée dans son jusqu’au-boutisme, avec Al-Qaida, avec les salafistes et maintenant avec le groupe Jabhat al-Nosra en Syrie, dont la direction n’est même pas syrienne. Mais à présent, comme leur but ultime est de liquider l’Iran, il s’agit d’affaiblir le président syrien Bachar el-Assad, quitte à engager les plus déterminés. De la même manière que la CIA américaine avait aidé en Afghanistan, dans les années 1980, le groupe le plus radical qui était celui de Gulbuddin Hekmatyar, alors que les autres étaient nettement plus modérés.
– Depuis quand est-ce que ce clivage chiite-sunnite est devenu si déterminant? Depuis que l’Iran affiche des prétentions nucléaires?
– Non, c’était le cas dès 1979. A partir du moment où l’Iran s’est proclamé le fer de lance de l’islam révolutionnaire, les Saoudiens l’ont pris très mal, même si ce clivage était d’abord un peu plus souterrain. Et lorsque les Américains, en 2003, ont mis au pouvoir les chiites majoritaires en Irak, c’en était trop. Nous avions alors un Iran qui disposait d’un allié en Syrie, qui avait un allié bien organisé au Liban avec le Hezbollah et qui était conforté par un Irak qui se proclame chiite, alors que les chiites avaient été soumis depuis l’Empire ottoman. A quoi s’est ajoutée ensuite une agitation chiite au Bahreïn, puis une révolte d’une secte chiite au Yémen, une agitation avec les Hazaras en Afghanistan, puis un mouvement similaire au Pakistan… Maintenant, nous sommes en pleine contre-offensive des sunnites. Et le point de cristallisation, l’épicentre, c’est le régime de Bachar el-Assad.
* «Vers un nouvel ordre du monde», avec la collaboration de Michel Jan, Seuil, 298 p.