L’Organisation mondiale de la santé (OMS) est-elle suffisamment armée face au Covid-19? C’est la question que les politiques, experts de la santé et du multilatéralisme se posent depuis que le monde est confronté à une pandémie qui a déjà infecté plus de 7,8 millions de personnes à travers le monde et en a tué plus de 430 000. Poser la question, c’est s’interroger sur la pertinence et l’efficacité d’un instrument fondamental qui devrait être le bras armé de l’OMS: le Règlement sanitaire international (RSI). C’est aussi mettre en évidence sa faiblesse pour rappeler à l’ordre tous les pays qui ont violé le RSI en plein Covid-19, dont les deux puissances qui se sont affrontées par OMS interposée, les Etats-Unis et la Chine.

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Responsable d’unité au Secrétariat du RSI à l’OMS, Mihaela Carmen Dolea le souligne: «Le RSI oblige les Etats (196 au total) non seulement à surveiller l’émergence d’un possible agent pathogène, mais aussi à mettre en place un système de santé publique performant, des laboratoires de diagnostic, à préparer la riposte à une crise sanitaire et à effectuer des contrôles sanitaires aux frontières.» L’objectif du RSI est clairement établi. Il vise à «prévenir la propagation internationale des maladies, à s’en protéger, à la maîtriser et à y réagir par une action de santé publique proportionnée et limitée aux risques qu’elle présente pour la santé publique, en évitant de créer des entraves inutiles au trafic et au commerce internationaux».

L’enjeu crucial de la notification

En son article 6, le RSI impose à chaque Etat partie de notifier à l’agence onusienne «tout événement survenu sur son territoire pouvant constituer une urgence de santé publique de portée internationale (USPPI)». Mihaela Carmen Dolea le précise: «La notification doit intervenir le plus rapidement possible, soit dans les 24 heures suivant l’évaluation des informations de santé publique.» Comme le lui autorise le RSI, l’OMS n’a plus besoin de se fier aux seules informations fournies par un Etat membre, mais peut utiliser d’autres sources, comme les médias, des chercheurs, voire des ONG. Dans le cas du SARS-CoV-2, ce point est fondamental. Car il touche à une question centrale dans l’appréciation de l’attitude de Pékin au début de la pandémie. Est-ce le pouvoir chinois qui a informé l’OMS ou une autre source?

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Lors du briefing de l’OMS du 20 avril 2020, une journaliste demandait si c’était Taïwan qui avait averti l’OMS le 31 décembre 2019 de cas de pneumonie à Wuhan. Directeur exécutif chargé du Programme OMS de gestion des situations d’urgence sanitaire, Michael Ryan est catégorique: «Le 31 décembre, des informations reçues à travers notre service de renseignement sur les épidémies par la plateforme open source ProMed, signalaient un foyer de cas de pneumonie en Chine. C’étaient des open sources à Wuhan.» Dans le même briefing, le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, déclare que le premier rapport «est venu de Wuhan, de la Chine elle-même».

L’information est venue de Chine, mais de qui? Dans un entretien avec Le Temps, Mihaela Carmen Dolea répète ce que l’OMS a déjà mentionné: «Les premiers signaux reçus à l’OMS sont venus du «bureau pays» de l’OMS, qui a informé le «point focal régional» RSI de l’annonce des autorités de Wuhan sur des cas de pneumonie, et de la plateforme de veille sanitaire ProMed avec laquelle nous travaillons depuis longtemps, qui a mentionné la même information.» Le 20 avril, Michael Ryan précise que ProMed est une plateforme basée aux Etats-Unis, qui existe depuis plus de vingt ans et «qui a déjà fourni beaucoup d’informations précoces sur des épidémies».

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Dans un contexte où Washington, qui a décidé de se retirer de l’OMS, accuse cette organisation d’être trop «sino-centrique», un article publié par Associated Press (AP) le 2 juin dernier semble montrer que l’OMS a été incapable d’exiger de Pékin une communication plus rapide. Or il apparaît de plus en plus évident qu’il y avait déjà des cas en novembre ou en octobre, voire plus tôt. Selon AP, qui a pu mettre la main sur des procès-verbaux internes à l’OMS, des responsables de l’OMS ont manifesté «une frustration considérable» au sujet du grand retard de la Chine pour diffuser le séquençage du génome du virus et d’autres informations critiques».

Le haut responsable de l’OMS en Chine, Gauden Galea, l’a exprimé lors d’une réunion interne: «Nous avons demandé […] plus d’informations épidémiologiques» à Pékin. «Mais quand nous avons demandé des détails, nous n’avons rien obtenu. […] Nous en sommes à un stade où, oui, ils nous donnent les informations nécessaires, mais quinze minutes avant qu’elles ne soient diffusées sur la chaîne (chinoise) CCTV.» Toujours selon AP, la deuxième semaine de janvier, craignant que le manque de transparence de Pékin soit un bis repetita de l’épidémie de SRAS de 2003, Michael Ryan demande «d’exercer plus de pression sur la Chine» et s’emporte: «C’est exactement le même scénario où on essaie sans cesse d’obtenir de nouvelles infos de la Chine sur ce qu’il se passe.»

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Directeur de l’Institut de santé globale de l’Université de Genève, Antoine Flahault le constate: «On s’intéresse à la Chine, mais de fait, presque tous les Etats de la planète ont violé le RSI, notamment par rapport à la fermeture des frontières, qui allait à l’encontre de la recommandation de l’OMS. Ce qui est étonnant, c’est que l’OMS n’a jamais dénoncé publiquement ces violations. Or si pour certains pays insulaires de telles fermetures faisaient sens, ce n’était pas le cas pour d’autres pays qui recensaient déjà des cas.» Au sujet de la Chine, Antoine Flahault n’en demeure pas moins critique: «On va peut-être se rendre compte que la Chine a agi avec le même retard qu’au moment du SRAS en 2003 et qu’elle n’en a pas tiré les leçons.»

Un instrument de sanction?

Antoine Flahault met en garde: «Les Etats ne veulent pas d’un règlement plus contraignant, ni octroyer un pouvoir de sanction à l’OMS.» Dans un commentaire sur le sujet, la revue The Lancet le relève: en 2012, seuls 21% des Etats membres s’étaient conformés aux obligations du RSI, notamment à celle de développer les capacités nationales pour détecter, évaluer et communiquer une urgence sanitaire publique. En 2014, ils n’étaient que 31%. Le fiasco dans la riposte à Ebola (11 000 morts) en 2014 en Afrique de l’Ouest montre, poursuit The Lancet, la difficulté de mettre en œuvre le RSI, qui est trop vague. Mais des progrès ont été faits. Mihaela Carmen Doela en atteste: «Sans le RSI, la riposte au Covid-19 n’aurait pas été possible. Le RSI a permis à de nombreux Etats de se préparer depuis des années. Le Covid-19, toutefois, n’est pas le SRAS. Il a un impact mondial.» De nombreux pays hésitent toutefois à communiquer un risque majeur de santé publique de peur d’en subir de graves conséquences économiques en raison de restrictions liées aux voyages et au commerce.

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La déclaration d’urgence de santé publique de portée internationale est l’une des pierres angulaires du RSI. Pour le Covid-19, l’OMS y a procédé le 30 janvier 2020. Elle émet dans la foulée des recommandations dites temporaires qui n’ont pas de caractère obligatoire. Ne pas les suivre ne constitue pas «nécessairement» une violation du RSI. C’est en 2009, pour l’épidémie de grippe porcine H1N1 que l’OMS procéda pour la première fois à une telle déclaration. Certains Etats membres s’en offusquèrent, jugeant la réaction excessive. L’urgence fut aussi déclarée en 2014 pour Ebola, pour la polio, pour le virus MERS. Pour Ilona Kickbusch, fondatrice du Centre de santé globale à l’IHEID, il serait nécessaire d’introduire différents niveaux d’urgence pour ne pas provoquer de sur-réaction ou de sous-réaction.

Le traité instituant le RSI fut adopté par l’Assemblée mondiale de la santé en 1969 et sa première version reprenait le Règlement sanitaire international échafaudé à la Conférence de Paris de 1851. A l’époque, il ne permettait de ne traiter que six maladies, puis trois, le choléra, la peste et la fièvre jaune, et ne prenait pas en compte le caractère transfrontalier des affections. La globalisation changera tout, de même que la résurgence de maladies infectieuses. Un processus de révision du RSI connaîtra une force accélération après l’épidémie de SRAS de 2003. Une nouvelle mouture, avec 66 articles et neuf annexes, est adoptée en 2005.

Améliorations nécessaires

Ilona Kickbusch analyse: «Le RSI est toujours l’enfant d’une époque. Aujourd’hui, c’est une évidence. Il ne donne pas à l’OMS assez de pouvoir. L’actuel RSI est construit sur les épidémies passées. Il est essentiel de l’adapter. Il faut par exemple renforcer le pouvoir d’enquête de l’OMS. Mais il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Sinon on risque de perdre la dynamique du moment.»

Pour le professeur de droit de la santé globale Lawrence Gostin, de l’Université Georgetown, «l’Assemblée mondiale de la santé pourrait envisager le même système tel qu’appliqué dans certaines organisations internationales, un inspectorat indépendant qui analyserait la pertinence des informations communiquées par les Etats». Autre option: conditionner par exemple un prêt à un Etat octroyé par le Fonds monétaire international au respect du RSI.

Pour Stéphanie Dagron, professeure de droit international de la santé à l’Université de Genève, «il est clair que nous avons besoin de davantage d’instruments juridiques dans la santé globale. L’OMS a des pouvoirs trop limités. Et oui, il y a eu un problème au départ du Covid-19 avec la Chine, mais se focaliser sur ce pays serait omettre de voir le vrai problème: celui de la responsabilité collective, qui a été totalement éludée.» Dans une ère de souverainisme et de nationalisme exacerbés, renforcer le RSI reste une gageure.