Ce sont des photos de périples devenus classiques, presque ordinaires. Ici, un réfugié syrien au moment de passer la frontière de l’Autriche, souriant aux côtés d’un douanier. Là, un portrait à Hambourg, tout sourire, devant une belle voiture allemande parquée au bord du trottoir. Ici encore, un selfie pris dans une rue de Stockholm recouverte de neige… Par dizaines de milliers, les «migrants» syriens immortalisent ainsi sur Facebook et les réseaux sociaux les étapes de leur voyage à travers l’Europe. Manière de partager les dénouements heureux et de rassurer les proches…

Mais parfois, il suffit de remonter un peu le fil des années sur ces mêmes comptes Facebook pour tomber sur des clichés nettement moins innocents et même, à l’occasion, tout bonnement insoutenables. Le visage est le même, mais les mains tiennent fièrement des armes qui semblent disproportionnées. Ici ou là, les portraits de Bachar el-Assad, le président syrien, montrent à qui ces anciens combattants apportaient leur loyauté. Quelquefois, des amas de corps sans vie piétinés par une botte semblent finir de dévoiler les méthodes utilisées par ces anciens tortionnaires du régime syrien.

Un peu partout, les polices européennes sont aujourd’hui sur les dents devant la possibilité que d’éventuels djihadistes de l’organisation Etat islamique (Daech) en profitent pour se glisser dans le flot de réfugiés syriens. Mais une autre réalité commence aussi à percer: celle de l’arrivée en Europe de miliciens chargés en Syrie d’accomplir les basses œuvres du régime. Les Syriens les connaissent bien, depuis des décennies, tant leur existence est bien antérieure à la guerre actuelle: ils les appellent les shabiha, les fantômes.

Or la chasse aux fantômes cachés en Europe a commencé. L’homme se fait appeler Qutaiba Yacine. Originaire de la ville syrienne d’Idlib, il est aujourd’hui établi quelque part en Turquie avec sa famille. Il explique au téléphone: «Il y a quelques mois, des proches ont commencé à m’envoyer des messages angoissés. Dans les centres de réfugiés, ou dans la rue, ils croisaient des gens qui se vantaient des crimes qu’ils avaient commis avant de quitter la Syrie. Avec des amis, nous avons décidé d’enquêter à partir de ces témoignages. Nous avons épluché des centaines de comptes Facebook, croisé des milliers de données. Et cela ne fait que commencer.»

Le réseau développé par Qutaiba Yacine s’étend aujourd’hui en Suède, aux Pays-Bas, en Allemagne… Le Syrien, âgé de 31 ans, est formel: «Nous avons établi une liste de 250 shabiha dont nous sommes absolument sûrs qu’ils ont commis des crimes et qui sont aujourd’hui tranquillement établis en Europe. Rien qu’en Allemagne, ils sont une bonne centaine. Mais il y en a encore des dizaines d’autres contre lesquels nous avons de lourds soupçons. Nous continuons d’enquêter.»

«Des criminels, pas des réfugiés!», le groupe qui s’est constitué autour de ce diplômé en littérature arabe n’est pas le seul à se pencher sur le lourd passé des hommes de main de Bachar el-Assad. Mais il ne cesse de gagner en popularité. «Les gens s’adressent à nous d’un peu partout pour nous signaler de nouveaux cas. Dans certaines villes, comme à Göteborg en Suède, la présence de shabiha est de notoriété publique. A tel point que les Syriens, là-bas, hésitent à participer à des manifestations contre le régime par peur de possibles représailles contre eux ou contre leur famille restée en Syrie. Souvent, ces témoins renoncent à contacter la police. Ils n’ont personne d’autre que nous à qui s’adresser.»

Mais cette peur est aujourd’hui partagée. «Les criminels se sont aussi rendu compte de nos activités. Ils ont commencé à effacer systématiquement les données compromettantes sur leurs comptes. Aujourd’hui, nous avons choisi d’échanger nos informations au sein de groupes fermés, pour éviter de dévoiler aux criminels trop d’indices sur nos recherches.»

L’apparition de ces miliciens, mélange de voyous de quartier et de fanatiques, a pris de court les polices européennes, principalement focalisées à repérer des djihadistes dans le flot des réfugiés. «Ces shabiha sont des sortes de mercenaires sur lesquels s’appuie le régime syrien», explique Mohammad Al Abdallah, un juriste établi à Washington qui dirige le Syria Justice and Accountability Centre, un organisme qui œuvre de manière professionnelle à recueillir des preuves des crimes commis en Syrie. Il poursuit: «Les plus idéologisés de ces shabiha ne comptent pas quitter la Syrie de sitôt. Mais il y a aussi les opportunistes. Ils ont gagné beaucoup d’argent en commettant des vols, des extorsions ou des kidnappings, et ils ont décidé qu’il était temps pour eux de se mettre au vert afin de profiter de leur fortune en Europe. C’est particulièrement facile pour eux, puisqu’ils sont souvent à l’oeuvre dans les zones frontalières de la Syrie. Il leur suffit de se mêler à leurs anciennes victimes et de se présenter eux aussi comme des réfugiés qui fuient la guerre.»

En Suisse, comme ailleurs, chaque dossier d’immigré syrien est systématiquement transmis pour enquête au Service de renseignement de la Confédération (SRC). Les informations sont croisées avec la banque de données dont dispose la Confédération. Certes, des questions sont aussi posées aux nouveaux arrivants sur d’éventuels crimes de guerre dont ils auraient été les victimes ou les témoins. Mais les témoignages ainsi recueillis n’ont pas débouché, jusqu’ici, sur l’ouverture d’une quelconque procédure du Ministère public de la Confédération. Officiellement, il n’est fait état d’aucune présence de shabiha en Suisse.

Ce n’est pas le cas ailleurs. En Norvège, par exemple, la police serait en train d’enquêter activement sur une liste d’une vingtaine de criminels de guerre présumés parmi les quelque 10 500 réfugiés syriens arrivés l’année dernière. «Nous avons décidé de mettre le paquet sur ces investigations, assurait récemment Sigurd Moe, le responsable des crimes de guerre au sein du Service national d’enquêtes criminelles. Il n’est pas question que des criminels de guerre puissent flâner dans les rues de Norvège sans être inquiétés.»

«A quelques exceptions près, les Etats européens sont réticents à lancer des procédures, confirme Mohammad Al Abdallah. Et ce, d’autant plus que les «preuves» se résument parfois à quelques photos prises avec un téléphone portable, qui ne disent rien du contexte ou des responsabilités individuelles.» A plusieurs reprises, le Syrien a vu se refermer les portes des procureurs qui estimaient ne pas pouvoir construire un dossier d’accusation solide à partir de ce seul type de preuves.

En tant que juriste, Mohammad Al Abdallah dit comprendre ces réticences. Mais il nuance: «Pour les réfugiés, le fait que la justice n’intervienne pas est reçu comme un coup de poignard. Pour eux, c’est incompréhensible que l’on n’arrête pas ces criminels, d’autant qu’ils fanfaronnent sur leurs méfaits sur les réseaux sociaux. Et tout cela, sans parler de la peur qui s’est mise à régner devant l’impunité dont bénéficient les shabiha en Europe.»

Depuis un peu plus d’un an, l’organisation de Mohammad Al Abdallah a d’ailleurs entrepris de sauvegarder le contenu des comptes Facebook suspects, avant qu’ils ne disparaissent pour de bon. «Mais faute d’une action concertée et déterminée, nous sommes en train de perdre une masse précieuse d’informations», s’exclame-t-il.

Si, dans sa ville d’accueil turque, Qutaiba Yacine ne donne ni sa localisation précise ni son patronyme exact, c’est bien sûr qu’il s’inquiète d’être pris pour cible par les bras longs du régime syrien. Abondamment fournis en armes et en stéroïdes, les shabiha ont aussi, souvent, des bras gros comme des pastèques. On les sait actifs en Turquie, où ils sont soupçonnés d’avoir déjà commis plusieurs assassinats. Simple paranoïa? «Nous sommes obligés de prendre énormément de précautions. Nous avons déjà reçu des menaces très claires», répond Yacine. Pour le militant syrien, il ne fait pas de doute que la volonté du régime de Damas est aussi de créer des «cellules dormantes» en Europe, qui pourront être activées le moment venu.

«Les polices ont tort de ne pas se fier davantage aux témoignages des réfugiés syriens, soupire Qutaiba Yacine. Ce milieu, grâce notamment à Facebook, est devenu un village. Tout se sait, et les criminels sont connus de tous.» Le «village» a été parcouru d’un grand frisson l’année dernière: un bon nombre de shabiha auraient été dépêchés à dessein en Europe par le régime syrien, via la Russie. Ils seraient aujourd’hui éparpillés en Allemagne. «Croyez-moi, ces gens sont encore bien plus dangereux que les fanatiques de Daech», insiste Yacine.

Comme la Norvège, la Suède prend, elle aussi, la menace au sérieux. Ce pays est aujourd’hui aux prises avec une sorte de cas d’école qui dit la difficulté de trancher dans ce panorama inédit où se mêlent questions de sécurité nationale, peurs irraisonnées, preuves digitales bancales et manque de moyens: récemment, le Syrien Mohannad Droubi (membre d’une faction de la rébellion et non des shabiha) a été jugé à Stockholm sur la foi d’une vidéo remise à la justice par un autre réfugié. Elle montrait l’accusé frappant violemment à coups de barres de fer un homme immobilisé sur une chaise. Droubi a été condamné en première instance à cinq ans de prison. Ses avocats ont fait appel.

Mais entre-temps, des journalistes suédois ont retrouvé en Turquie la victime syrienne, cet homme frappé sur la chaise, qui n’avait pas été identifié jusque-là par la justice suédoise. Décision rarissime: la cour d’appel a estimé qu’il fallait recommencer le procès à zéro, cette fois en présence de la victime et d’autres parties éventuelles. La procédure prendra sans doute des mois et, face à la complexité de la guerre syrienne, risque fort de se transformer en une affaire qui dépassera largement les compétences de la cour suédoise. Or en Suède, ce ne seraient pas moins de… 160 cas similaires qui seraient actuellement dans le pipeline de la justice. Et, pendant ce temps-là, en Turquie ou ailleurs, Qutaiba Yacine et ses camarades continuent d’accumuler les preuves.