Entretien
L’ex-premier ministre de la Finlande, actuel vice-président du Comité de direction de la Banque européenne d’investissement, pense que l’Europe doit reprendre le flambeau du libéralisme

Le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin signe la défaite du communisme. Ne reste que le libéralisme triomphant. Trente ans plus tard, celui-ci fait face à une crise existentielle qui se manifeste par les inégalités, les populismes et le défi climatique. Peut-on sauver le libéralisme?
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Nous rencontrons l’ancien premier ministre de la Finlande dans un des salons feutrés du Palais des Nations. Ce triathlète polyglotte et père de deux enfants est sur tous les fronts. Sur les réseaux sociaux, il partage ses exploits sportifs, ses sorties en famille et son activité politique. Son parcours universitaire est impressionnant: études aux Etats-Unis, à l’Université Panthéon-Sorbonne et à la London School of Economics. Son expérience politique est diverse: chercheur, député européen, ministre des Affaires étrangères, ministre des Affaires européennes pour finalement prendre la tête du gouvernement de 2014 à 2015. Il a même brigué l’an dernier la tête du Parti populaire européen, sans succès. Ce défenseur du libéralisme est de passage en Suisse pour la Geneva Peace Week.
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Le Temps: Il y a 30 ans tombait le mur de Berlin. Qu’est-ce que cette date signifie pour la Finlande?
Alexander Stubb: C’était une libération. Nous avons clarifié le fait que la Finlande faisait partie de l’Occident. C’était une opportunité de se joindre à l’Union européenne (UE) et de nous intégrer pleinement dans les institutions occidentales avec lesquelles nous coopérions durant la guerre froide.
Personnellement, c’était un grand moment. Je venais de commencer mes études aux Etats-Unis. Je suis devenu un Européen convaincu et un grand fan de l’intégration européenne. J’ai construit ma carrière sur ces notions: démocratie libérale, économie sociale de marché et globalisation. J’étais un adhérent de la thèse de la fin de l’histoire de Fukuyama. Est-ce que ça va durer? Je ne sais pas. Mais durant ces trente dernières années, nous avons profité des fruits de ce modèle.
Pourquoi la Finlande n’a-t-elle pas rejoint l’OTAN?
Rejoindre l’UE était une décision de sécurité politique. La question qui se posait à ce moment-là était: devrions-nous rejoindre l’OTAN en même temps que l’UE? Je pense que nous aurions dû. Mais la population n’y était pas favorable à ce moment-là. Il y avait la menace russe, certains milieux craignaient qu’une adhésion ne complique nos relations avec notre voisin, comme ça a été le cas avec les pays baltes ou la Pologne.
Avec l’apparition des guerres hybrides, est-ce que la Finlande craint toujours une ingérence russe?
Il n’y a pas de peur, nous avons toujours eu de bonnes relations avec la Russie. Les Russes, avec qui nous partageons une frontière de 1300 km, comprennent quels sont les avantages d’avoir une démocratie libérale stable comme voisin. De nos jours, la frontière entre la guerre et la paix est fluide. La guerre hybride peut se faire par la communication, avec l’utilisation de trolls sur les réseaux sociaux. Elle peut être cybernétique, en attaquant des structures énergétiques ou des banques. Elle consiste à influencer des élections aux Etats-Unis avec Donald Trump ou au Royaume-Uni lors du référendum sur le Brexit. Cependant, on a vu peu d’influence russe dans les élections finnoises. Personne ne peut être complètement préparé, car les instruments utilisés par ceux qui mènent des attaques hybrides sont sophistiqués. En tant qu’ancien premier ministre j’ai vu de près ce que nous sommes capables de faire dans ce genre de situations, je dois dire que je dors tranquille.
Vous défendez l’idée que l’ordre mondial actuel est menacé, pourquoi?
Je pense qu’il y a trois dates importantes pour la démocratie libérale européenne. La fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, qui a donné naissance à un monde bipolaire. Les Etats-Unis représentaient un monde libre, démocratique et libéral et l’URSS défendait l’inverse. La deuxième date importante, c’est la chute du mur de Berlin en 1989. Elle a permis l’émergence d’un monde unipolaire qui a largement promu les démocraties libérales. Rappelez-vous que, au début du siècle passé, il existait moins de dix démocraties. Aujourd’hui, il y en a plus d’une centaine. La troisième date importante, qui menace l’ordre mondial actuel, c’est 2016 avec l’élection de Donald Trump et le vote sur le Brexit. Ces deux événements marginalisent le modèle anglo-saxon de démocratie libérale.
Comment se traduit cette marginalisation sur l’échiquier politique?
Il y a des vides de pouvoir, créés entre autres par le retrait des Etats-Unis de certains accords, comme celui de Paris sur le climat, ou leur action au sein de l’OTAN ou de l’OMC. La Chine gagne en influence, mais elle se concentre principalement sur son développement économique. La Russie étend son pouvoir militaire dans des régions comme la Syrie ou la Turquie. Je pense que l’UE devrait reprendre le gouvernail du multilatéralisme et des valeurs libérales. Pourquoi nous? Parce que nous sommes le plus grand régulateur du monde. Je crois que nous pouvons sauver le libéralisme.
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