C’est l’homme à abattre, ou plutôt à débrancher. StalinGulag, alias Alexandre Gorbounov, ulcère le pouvoir russe, qui a récemment décidé de sévir contre le blogueur le plus populaire du pays. Plus d’un million d’abonnés sur Twitter et 371 000 sur Telegram, le réseau social «bloqué» par le gendarme de l’internet russe. Chaque jour, StalinGulag éreinte le pouvoir russe avec un humour caustique, rugueux et désespéré, mêlé d’absurde. Bref, typiquement russe.

Extraits: commentant la gaffe d’un député russe avec une arme à feu, StalinGulag lâche: «C’est le résumé de la vie d’un législateur: oh, merde, la loi est passée.» Rien ne l’exaspère davantage que la morgue du chef d’Etat. «Appréciez la magnificence du moment: notre souverain défile au centre de Moscou avec son cortège [une vidéo montre la scène quotidienne d’une avenue entièrement vide où apparaît le cortège de Poutine]… et le peuple victorieux attend l’arrivée d’un khan étranger qui l’autorise à vaquer à ses affaires.»

Ulcérés, les gendarmes de l’internet ont enquêté pendant des mois pour l’identifier. StalinGulag le savait et s’en moquait. Il tournait récemment en ridicule le patron du Comité d’enquête de la Fédération de Russie Alexandre Bastrykine, apparaissant en avril sur une photographie, flanqué de deux collaborateurs, penché sur un écran d’ordinateur avec une grosse loupe à la main. «C’est hilarant d’observer des gens du siècle dernier, dotés d’une mentalité encore antérieure, tenter de paraître actuels.»

Incapable de l’intimider et de le faire taire, le Kremlin a chargé ses médias de le discréditer. La chaîne télévisée Russia Today diffusait en mars les «confessions» d’un agent du Services de sécurité ukrainien (SBU) passé du côté russe, lequel affirmait que «StalinGulag est entièrement contrôlé par le SBU». «C’est vexant de travailler pour la CIA alors que tout le monde pense que tu es le produit d’une SBU provinciale», tweete en réponse StalinGulag.

Je ne céderai pas à la pression. Je veux pour mon pays une justice indépendante, la liberté de parole, des élections impartiales, des enquêtes objectives

Alexandre Gorbounov

Le blogueur consacre une bonne part de son activité à pourfendre les aspects les plus obscurantistes de la propagande. Il fulmine contre une chaîne de télévision fédérale, qui «s’extasie du fait que des Moscovites ont rossé les participants à une fête gay. C’est le niveau d’obscurantisme où est tombé Russia 24», nom de la chaîne d’information en continu du Kremlin. StalinGulag commente abondamment l’obsession des chaînes russes pour la politique ukrainienne: «L’événement principal en Russie, c’est le débat entre les candidats à la présidentielle ukrainienne. Sur toutes les chaînes. Cela montre à quel point notre système politique s’est dégradé. Il est devenu plus intéressant d’observer les élections dans un autre pays que d’espérer qu’un jour nous aurons quelque chose d’analogue.»

Lire également: Le dégagisme en Ukraine inquiète Moscou

Pression sur ses proches

Finalement, la machine répressive russe s’accroche à une piste. Une descente de police est menée la semaine dernière au domicile des parents d’Alexandre Gorbounov (âgés de 80 et 65 ans) à Makhatchkala, capitale de la république du Daguestan. StalinGulag décide alors de faire tomber son masque.

Enorme surprise: StalinGulag apparaît le 3 mai dans un reportage vidéo de la BBC. On voit un frêle jeune homme de 27 ans, cloué dans un fauteuil roulant, paralysé depuis l’enfance par l’amyotrophie spinale, une maladie musculaire dégénérative, à l’instar de l’astrophysicien britannique Stephen Hawking. Gorbounov ne peut se servir que de son index droit pour écrire. Compensant son handicap par un solide caractère et un esprit affûté, il monte à Moscou et subvient à ses besoins en travaillant comme trader de cryptomonnaies et de produits financiers.

Lire aussi: Moscou opte pour la surveillance totale à la chinoise

Au Temps, Gorbounov confie espérer que la révélation de son identité hors des frontières russes mettra fin à la persécution de ses proches. «En même temps, je réalise parfaitement que les autorités russes crachent depuis longtemps leur propre réputation et se moquent de ce que pense l’Occident. Après les sanctions, elles pensent que tout leur est permis.» Hors de question pour lui d’émigrer. Il se considère comme un patriote: «Je suis né et vis en Russie. Je ne céderai pas à la pression. Je veux pour mon pays une justice indépendante, la liberté de parole, des élections impartiales, des enquêtes objectives.»

Son pseudonyme fait office de miroir désobligeant au pouvoir actuel, qui popularise insidieusement l’image du dictateur soviétique à travers des séries télévisées et dans les manuels scolaires, où sont mis en valeur son rôle durant la Seconde Guerre mondiale et ses capacités de «bon gestionnaire». Pour Gorbounov, «il n’y a pas d’amour populaire pour Staline, c’est un mythe. Simplement, les gens sont fatigués de l’anarchie, de la corruption, de l’injustice, de l’énorme fossé entre les riches et les pauvres. La figure de Staline symbolise une forme de désespoir dans la conscience populaire. Les gens comprennent que sous Staline, tout le monde en bavait, des simples travailleurs jusqu’aux hauts fonctionnaires.» Aujourd’hui, la répression est moins féroce, mais Gorbounov s’attend chaque jour à être coupé d’internet. Verra-t-il de son vivant une Russie démocratique? «Tout est possible ici. La Russie est un pays très imprévisible.»