Ils seront «140 000». C’est en tout cas le chiffre promis par les partisans d’Aleksandar Vucic avant la manifestation de vendredi soir, déjà annoncée comme «la plus grande de l’histoire de la Serbie». Tous les moyens sont mis pour assurer le succès du rassemblement. Tandis qu’un groupe de Serbes est parti à pied du nord du Kosovo pour rejoindre Belgrade, les pressions se multiplient sur les employés des administrations ou des entreprises publiques. Le mouvement écologiste Ne Davimo Beograd offre une assistance juridique à ceux qui voudraient résister et craignent de perdre leur travail, mais tous les autocars du pays sont réservés, au point que de nombreuses sorties scolaires prévues de longue date ont été annulées.

Un traumatisme mal géré

«Le gouvernement joue son va-tout. Cette manifestation Potemkine suppose une énorme logistique, elle va coûter très cher et ne peut s’organiser qu’une seule fois», estime le politologue Srdjan Cvijic, président du comité international du Belgrade Centre for Security Policy. «Aleksandar Vucic a besoin de montrer qu’il garde la main, aussi bien auprès de l’opinion publique serbe que de ses partenaires internationaux, mais il est très affaibli. Le mécontentement couvait dans l’opinion, à cause de la dérive autoritaire de son régime mais surtout de la situation économique du pays. Les tueries du début mai ont été le prétexte qui a permis à cette colère diffuse de s’exprimer. »

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Malgré la forte circulation d’armes de tous calibres dans le pays, les tueries de masse sont un phénomène relativement exceptionnel en Serbie – la précédente remontait à 2013. Celles du début mai ont provoqué un véritable traumatisme collectif, sûrement renforcé par la mauvaise gestion du gouvernement – «qui ne s’est occupé que de faire de la communication, sans donner aux gens le sentiment que leur sécurité était assurée», poursuit Srdjan Cvijic. Le vendredi 12 mai, des dizaines de milliers de personnes défilaient à Belgrade. Elles étaient encore plus nombreuses le 19, bloquant durant plusieurs heures l’autoroute et les ponts qui traversent la Save.

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«Culture de la violence»

Les manifestants dénoncent une «culture de la violence» entretenue par le déni des crimes commis durant les guerres des années 1990, mais aussi par la glorification de figures guerrières ou mafieuses et les liens étroits entre la politique et les réseaux criminels. «La société serbe est imprégnée de violence, à commencer par ce qu’on voit dans les stades ou dans la vie politique. Accumulée depuis si longtemps, cette violence a fini par exploser, comme un ulcère perfore l’estomac», explique l’anthropologue Ivan Colovic. Pour l’historienne Dubravka Stojanovic, le travail de catharsis n’a jamais eu lieu et la société serbe serait «comme la maison d’un pendu où l’on ne parle jamais de la corde». Cette culture de la violence serait aussi entretenue par des médias comme les chaînes privées TV Pink ou Happy TV.

Ces médias proches du régime ont choisi de pratiquer le déni à grande échelle des mobilisations, même pas évoquées par la télévision publique RTS. Au lendemain de la première manifestation, le tabloïd Informer publiait une photo de la place du Parlement en expliquant que la circulation s’y écoulait normalement, mais sans préciser que le cliché n’avait pas été pris à l’heure de la manifestation. Le 19 mai, ce même tabloïd parlait d’un rassemblement de «10 000 aigris» à Belgrade, en présentant les manifestants comme étant tout à la fois «alcoolisés, drogués, anti-serbes et manipulés par les services étrangers», selon les formules les plus éculées de la propagande. «Nous sommes dans la même situation que dans les années 1990. Voilà pourquoi les manifestants scandent: «Allumez votre cerveau, éteignez Pink», commente Jelena Djordjevic, professeur à la Faculté des sciences politiques de Belgrade, non sans rappeler qu’Aleksandar Vucic fut précisément ministre de la Communication de Slobodan Milosevic à la fin de ces années 1990…

Un remaniement en vue?

Le gouvernement accuse l’opposition de vouloir «récupérer» l’émotion causée par les tueries, et de préparer une «révolution de couleur», comme celle qui a fait tomber le régime de Milosevic en 2000, tout en martelant que la Serbie devrait au contraire «rester unie dans l’épreuve». Jusqu’à présent, cette communication agressive a plutôt renforcé la détermination des protestataires, notamment certains messages sur Twitter fort malvenus de la première ministre Ana Brnabic, ironisant sur les manifestations.

Ce sont donc deux Serbies qui vont se compter et se défier cette fin de semaine, puisque après la manifestation pro-régime de vendredi, un nouveau rassemblement de l’opposition est prévu samedi. Ce même jour, le Parti progressiste serbe d’Aleksandar Vucic tiendra un congrès – délocalisé au dernier moment dans la ville de Kragujevac. Le projet du président, esquissé depuis plusieurs mois, serait de transformer le parti en un mouvement plus large, incluant ses partenaires de coalition, mais le moment n’est sûrement pas le bon, alors que Belgrade bruisse de rumeurs sur un remaniement gouvernemental ou, au moins, le remplacement d’Ana Brnabic, dont la crédibilité a été mise à rude épreuve ces dernières semaines et dont les sorties tonitruantes font désormais rire toute la région, au-delà même de la Serbie.

L’opposition en faiblesse

«Il y a des manifestations antigouvernementales presque chaque année, mais cette fois-ci le mouvement est beaucoup plus profond. Les citoyens ordinaires se sentent mis en danger et c’est l’habituelle majorité silencieuse qui commence à reprendre le chemin de la rue. Aleksandar Vucic est parfaitement conscient du danger», estime Srdjan Cvijic. Le président serbe conserve néanmoins un atout maître: la faiblesse, le large discrédit et les divisions de l’opposition. Du reste, les différentes formations qui la composent ont fait le choix de la discrétion et n’apparaissent pas sous leurs couleurs dans les cortèges, préférant laisser place à l’expression de la «colère citoyenne».