En Belgique, des politiciens participent à des émissions de téléréalité et cela fait débat
Politique spectacle
AbonnéEn Belgique, des ministres et présidents de parti tentent de renforcer leur popularité en participant à des émissions de divertissement dans lesquelles ils se mettent en scène. Un pari à double face

Imaginez la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider passer quatre jours dans la prison de Champ-Dollon, le président de la Confédération, Alain Berset, pousser la chansonnette, déguisé en lapin ou encore le président du PLR, Thierry Burkart, se prendre pour Rambo dans le désert marocain. Le tout, sous l’œil des caméras, en pleine année électorale. Difficile? En Belgique, c’est pourtant possible. Pire: une réalité.
Le Soir vient de s’en émouvoir dans une chronique d’humeur. Son auteur ne manque pas de glisser au passage que ces participations relèvent d’une tendance «qui a de quoi étonner au sud du pays» mais «prend toujours plus d’importance au nord». Entendez: chez les Flamands, davantage influencés par la culture anglo-saxonne.
Avec d’anciens détenus
En Belgique donc, Georges-Louis Bouchez, président du Mouvement réformateur, s’invite ces jours dans les salons des téléspectateurs en treillis militaire. Il participe à une émission de téléréalité, Special Forces: Wie Darft Wint (Forces spéciales: qui ose gagne), diffusée par la chaîne flamande VTM, qui le fait transpirer. Sa mission (ou plutôt son calvaire): se mesurer aux forces spéciales marocaines et se plier à un entraînement militaire strict, en acceptant de se faire humilier.
Conner Rousseau, président d’un autre parti, le Vooruit, était, lui, récemment déguisé en lapin rappeur dans The Masked Singer. Quant à la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden (CD & V), elle a choisi de partir deux jours en Grèce avec des journalistes, histoire de ne rien cacher de ses états d’âme, dans le cadre d’une émission intitulée Viva La Feta.
Il y a quelques mois, c’était le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborne (Open Vld) qui avait fait parler de lui en choisissant quatre jours d’immersion dans la nouvelle prison de Haren et de partager une cellule avec trois anciens détenus condamnés à des peines de 10 à 20 ans de prison. Encore pour une chaîne flamande, Play4, dans l’émission Recht Naar De Gevangenis.
Micheline Calmy-Rey chez Alain Morisod
Un coup médiatique qui, officiellement, avait pour but de faire réfléchir à l’organisation et à la gestion des prisons. Mais il fallait un peu de suspense et de dramaturgie: le ministre a été, pour le bien de l’émission, «arrêté» à son insu dans son cabinet. L’irruption soudaine de la police venue le menotter a failli lui provoquer une crise cardiaque, a-t-il raconté par la suite. On en est là. Le ministre n’était pourtant pas en manque de sueurs froides et poussées d’adrénaline: il a ces derniers mois fait l’objet de menaces de mort liées au milieu de la drogue, et a dû, à plusieurs reprises, être placé sous haute protection avec sa famille et changer de domicile.
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En Suisse, il n’y a pas vraiment d’exemples similaires. Le Genevois Pierre Maudet, en guest star de la revue satirique fribourgeoise «Fribug» en 2021? Il l’a fait alors qu’il n’était plus conseiller d’Etat et avant de l’être à nouveau. Mais il y a surtout Micheline Calmy-Rey. Qui aurait oublié sa prestation, en mai 2007, dans les Coups de cœur d’Alain Morisod où elle a chanté Les Trois Cloches de Jean Villard Gilles? Elle était alors présidente de la Confédération et l’affaire, bien que pas directement de la téléréalité, avait à l’époque provoqué quelques grincements de dents. «Chanter est quelque chose de noble, cela n’a rien d’un discrédit porté sur la fonction présidentielle», avait-elle alors tenté de se justifier, se défendant de donner dans le politique spectacle.
En France, dans un autre registre, Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat chargé de l’Economie sociale et solidaire et de la Vie associative, vient de secouer le monde politique et faire jaser en posant (habillée) pour Playboy. «Prétendre que poser dans Playboy fera avancer la liberté des femmes, j’en doute sérieusement. La sienne, peut-être. Celle des autres, non», a fustigé Isabelle Rome, celle qui lui a succédé au Ministère de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Sortir d’une tour d’ivoire?
Mais revenons à la Belgique. Si les différentes participations de politiciens belges à des émissions de divertissement grand public ont pour but de rebooster ou étendre leur popularité, le pari n’est pas toujours gagné. Georges-Louis Bouchez, qui semble mener une opération séduction en Flandre alors qu’il ne parle pas le néerlandais, a subi des moqueries après la diffusion cette semaine du premier épisode de Special Forces.
«Tu es un poids mort. Que tu ne représentes rien pour l’équipe, c’est une chose. Mais qu’en plus, tu lui nuises, c’est inacceptable», a-t-il eu droit comme première «évaluation». Sur Twitter, un chroniqueur ne s’est pas privé de faire le commentaire suivant: «Quand la téléréalité valide l’analyse politique.» Georges-Louis Bouchez a bondi en laissant suggérer qu’il fallait attendre les épisodes suivants. Le Morgen, lui, n’attend pas: il va jusqu’à parler d’«assassinat télévisuel».
"Tu es un poids mort. Que tu ne représentes rien pour l'équipe, c'est une chose. Mais qu'en plus, tu lui nuises, c'est inacceptable.
— Alain Gerlache (@AlainGerlache) 2 mai 2023
Quand la téléréalité valide l'analyse politique
#Specialforces #vtm @GLBouchez https://t.co/20E5Z6b4EM
Audrey Van Ouytsel, docteure en sociologie de l’Université catholique de Louvain, qui a par ailleurs rejoint l’équipe des experts de l’émission Mariés au premier regard édition belge, préfère, elle, louer «l’authenticité érigée en norme sociale». «Les décideurs politiques se présentent dans ces émissions sans fard, ce qui leur permet de se rapprocher de leur électorat. Georges-Louis Bouchez est réputé pour son caractère fort et autoritaire et l’émission à laquelle il participe peut faire apparaître des traits de sa personnalité plus sensibles et attachants, susceptibles de renforcer sa popularité auprès du public», insiste-t-elle.
Pour le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) belge, l’affaire serait problématique si elle intervenait à l’approche d’une échéance électorale. Or les élections législatives fédérales belges n’auront lieu qu’en mai ou juin 2024, et les élections communales et provinciales, quelques mois plus tard, en octobre.
Circulez, il n’y a rien à voir? «J’estime que les politiciens doivent quitter leur tour d’ivoire et sortir de la case dans laquelle on les place», déclare sur le site d’informations 7sur7 Denis Ducarme, qui a franchi le pas du côté de la Belgique francophone. Le député fédéral du Mouvement réformateur, ex-ministre des Indépendants, participe aux Traîtres, un jeu dominical de RTL-TVI. Il admet avoir hésité pendant plusieurs semaines avant d’accepter la proposition. «L’idée de montrer un autre visage que celui que l’on affiche dans les débats ou interviews politiques m’a semblée intéressante. C’est l’occasion d’apparaître sous un autre jour, moins sérieux, de laisser place à l’humain, à l’humour», a-t-il fait savoir. Un pari plutôt osé vu le titre de l’émission.
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«Cela peut provoquer une brèche dans la respectabilité du politique»
Nicolas Baygert, spécialiste en communication à l’Université libre de Bruxelles (ULB), décrypte le phénomène de la participation de politiciens belges à des émissions de téléréalité.
Plusieurs ministres et chefs de parti se mettent en scène dans des émissions de divertissement. Que vous inspire cette tendance?
La téléréalité communique des normes sociales, des règles de conduite et des valeurs. Le candidat accepte de jouer le jeu. Or dans Special Forces, il est intéressant de noter la nature «militariste» du programme. La symbolique de l’effort physique (et du surpassement) semble importante aux yeux de Georges-Louis Bouchez. Le président du Mouvement réformateur (MR) avait déjà participé (et perdu), dans un passé récent – en avril 2021 – à un duel sportif télévisé avec Bart De Wever [bourgmestre d’Anvers, à la tête de la Nouvelle Alliance flamande, ndlr], dans le cadre de l’émission De Container Cup. Mais cette dimension guerrière pourrait être perçue comme «problématique», à une époque où la guerre constitue à nouveau une réalité tangible.
Le phénomène est surtout bien installé dans le nord du pays, dans les Flandres…
Il relève en effet d’un processus de peopolisation d’abord propre à la médiasphère flamande: les bekende Vlamingen (les Flamands connus). Un mélange des genres assumé, pratiqué par les élus, tous partis confondus. Il permet de sortir d’un anonymat politique, de prendre une autre dimension, de toucher un public plus large qui ne s’intéresse pas directement à la politique. Mais pour Georges-Louis Bouchez il est difficile de prétendre au rang de bekende Vlamingen sans la maîtrise du néerlandais.
La participation à ces émissions contribue-t-elle vraiment à rendre les politiciens plus populaires?
Georges-Louis Bouchez veut probablement, par le biais de cette participation, s’offrir une image plus «nationale», et de quoi peut-être faire de lui, ensuite, un «premier ministrable». Globalement, l’objectif consiste à engranger du capital sympathie et de la notoriété. Ici, pour Georges-Louis Bouchez, au vu du premier épisode le constat est amer. La génération de politiques belges actuelles varie fréquemment les registres de la performance ludique et du sérieux. Les présidents de parti n’y échappent pas, agissant parfois en «politiciens influenceurs» et en community manager d’abord au service de leur propre marque et notoriété.
La recherche de notoriété en s’exposant ainsi aux caméras peut aussi mener à un dégât d’image important. Ils prennent des risques.
Présenté comme une leçon d’humilité, le dispositif auquel on se soumet dans une téléréalité comme Special Forces peut déboucher sur une humiliation et donc un ternissement d’image. Cela peut provoquer une brèche dans la respectabilité du politique, d’un élu ayant abîmé sa marque dans ce «hors-piste» médiatique.
En somme, jugez-vous de telles participations à des émissions de téléréalité compatibles avec leur fonction politique?
D’un point de vue purement légal, il n’y a a priori rien à redire. C’est de la communication politique détournée. Cela peut davantage poser problème – du point de vue de la dignité de la fonction et du respect des institutions – dans le cas d’un ministre. L’exemple de Vincent Van Quickenborne, le ministre de la Justice qui a accepté de passer quatre jours en prison, est en ce sens plus «limite». Si l’objectif est pédagogique, c’est louable, mais si le politique ou les institutions se trouvent instrumentalisés dans une logique de spectacularisation, d’infotainment politique ou de personal branding, cela pose davantage question.