Bernard-Henri Lévy est en colère. Ce n’est pas la première fois. Et ses colères, dans le passé, lui ont parfois valu d’emprunter les chemins controversés d’un interventionnisme à tous crins, comme ce fut le cas pour la guerre en Libye qu’il défendit haut et fort. Changement de registre cette fois: c’est au chevet de l’Europe communautaire que le philosophe français se penche.

Avec la volonté audacieuse de combattre sur scène les populismes et les nationalismes. «Je veux refaire de l’Europe une idée romantique», a-t-il affirmé d’emblée au Temps lors d’une rencontre parisienne. Entretien engagé, assuré d’attiser un débat qu’il juge par avance «salutaire et indispensable» alors que la campagne pour les élections européennes du 26 mai est sur les rails.

Le Temps: «Looking for Europe» est le titre de la pièce que vous produisez et dans laquelle vous allez jouer, du 5 mars au 20 mai, dans la plupart des grandes villes d’Europe. Un homme seul, sur scène, pour dire l’importance de l’Europe unie, face aux vents populistes et nationalistes qui soufflent sur le continent, ce n’est pas un combat perdu d’avance?

Bernard-Henri Lévy: La campagne pour les élections européennes est lancée. Et moi, je pars en croisade européenne. J’utilise le mot à dessein. Dans 20 villes emblématiques, dont Genève le 15 mars, je serai sur scène pour porter la parole de l’Europe unie, au contact de ceux qui veulent sa mort. J’irai chez Salvini en Italie, chez Orban en Hongrie, chez Kaczynski en Pologne… Voilà quelques jours que, dans ce pays, le maire de Gdansk a été assassiné. Je le connaissais depuis des années. C’est lui qui m’avait aussitôt convié à venir présenter le spectacle dans sa ville. Ce sera, maintenant, une soirée de deuil et de commémoration. Mais mon vœu le plus cher est de faire aussi du chagrin de cette mort une célébration de la cause européenne. Il faut refaire de l’Europe une idée romantique, une idée porteuse d’espoir. Donc je compte me battre, oui, sur scène et de toutes mes forces.

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On vous a connu très interventionniste. Dans les Balkans au secours de la Bosnie, puis en Libye pour convaincre la France d’entrer en guerre contre le régime de Kadhafi. On sait que, depuis, les résultats de ces interventions ont été pour le moins mitigés. Aujourd’hui, il faut intervenir pour sauver l’Union européenne?

Il faut que les Européens de cœur arrêtent de se sentir seuls, isolés, démunis face à l’assaut des populismes et des nationalismes. L’idée de cette pièce m’est venue à Londres, en pleine tourmente du Brexit. Un groupe d’écrivains britanniques, et la Hexagon Society, m’avaient convié à interpréter mon autre pièce Last Exit before Brexit.

J’ai réalisé le sentiment d’impuissance qui les gagnait. J’ai compris qu’il nous fallait tous, à ce moment de notre vie, porter la parole européenne. Qui le fait? Qui réveille cette fierté européenne? Je suis fédéraliste par conviction mais aussi par réalisme. Car les solutions aux défis du monde de demain ne peuvent être trouvées qu’à l’échelle d’une Europe unie. Notre agora démocratique sera européenne ou ne sera plus.

Cet argument est justement celui que contestent les souverainistes. Pour eux, tout fonctionne plus mal à l’échelle européenne. Mieux: selon eux, le fédéralisme incarné par l’Union européenne est un déni de démocratie…

Arrêtons avec la démagogie! Arrêtons avec les raccourcis et les simplifications! L’Europe communautaire a fait tellement depuis sa création! C’est évidemment une entité politique imparfaite, parce qu’elle est… démocratique. Car c’est ça, un démocrate. C’est quelqu’un qui, contrairement aux esprits totalitaires, ne rêve pas d’un régime ou d’une entité politique sans failles ni défauts. Maintenant, regardons la réalité en face: qui veut tuer l’Europe? Vladimir Poutine, Donald Trump… Eux ne s’embarrassent pas de précautions démocratiques. Ils mentent. Ils soutiennent les souverainistes. Alors, d’accord, l’Europe n’a pas bonne presse. Mais est-ce une raison pour l’abandonner en rase campagne?

Ce qui menace le plus l’Europe aujourd’hui, c’est la lâcheté de certaines élites, qui vont dans le sens du populisme pour avoir la paix

Bernard-Henri Lévy

Pourquoi si peu d’intellectuels se battent-ils pour elle? Ce Looking for Europe voudrait rendre l’Europe désirable à nouveau. Les spectateurs, j’espère, vont rire. Ils pourront intervenir, poser des questions. Ils seront émus. Ce qui menace le plus l’Europe aujourd’hui, c’est la lâcheté de certaines élites, qui vont dans le sens du populisme pour avoir la paix. Nous vivons une crise de la conscience démocratique. La troisième en un siècle. Il y a eu la fin du XIXe siècle. Puis les années 1930. Le résultat. chaque fois: la guerre mondiale. Puisse la tourmente actuelle ne pas déboucher sur un cataclysme…

Dans populisme, il y a la référence au peuple. Le fait est que les peuples, on le voit en France avec les «gilets jaunes», ne comprennent plus l’Europe et prennent leurs distances. L’appétit pour le référendum, que l’on pratique abondamment en Suisse, est de plus en plus fort. Ne faut-il pas davantage écouter les peuples, y compris si cela remet en cause certains dogmes, comme celui de l’intégration communautaire?

Le populisme est d’abord une forme de découragement démocratique. Nos démocraties sont devenues folles et beaucoup de gens sont déboussolés. Mais arrêtons de sacraliser le peuple. En Europe, le peuple ne doit pas être le seul souverain! Ou, s’il l’est, il doit l’être comme tous les autres souverains: avec des limites, des bornes à sa toute-puissance. La démocratie a besoin de transcendance.

L’athée que je suis croit à la force des religions, à la force de l’inspiration, à ce qui dépasse les hommes. Si l’on répète: le peuple, le peuple, le peuple… on va tout droit vers une crise de civilisation. Le peuple a aussi ses caprices et les leaders démagogues flattent son bon plaisir.

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Votre spectacle sera accusateur. Vous l’avez dit: Poutine et Trump sont dans votre collimateur?

Le vrai programme de Vladimir Poutine, et je le démontrerai sur scène, est de détruire l’Union européenne de l’intérieur. Il utilise pour cela les armes que sont l’extrême gauche et l’extrême droite. Il place ses pions partout, et ses intérêts convergent avec ceux de Donald Trump. Je ne suis pas anti-russe ou anti-américain. J’ai soutenu l’intervention de l’OTAN au Kosovo, je suis allé défendre à Moscou Boris Nemtsov, assassiné à deux pas du Kremlin, et Alexei Nalvalny. J’aurais rêvé de jouer ma pièce à Saint-Pétersbourg, cette grande ville d’Europe, mais j’y suis interdit de séjour par les Kgbistes au pouvoir. Dommage. Car j’ai passé ma vie à défendre l’autre Russie: celle de la dissidence et de l’esprit.

Bernard-Henri Lévy, seul contre tous? Cette posture est-elle tenable? N’est ce pas facile de dénoncer ceux qui utilisent la force après avoir, dans les Balkans ou en Libye, sollicité voire provoqué des interventions militaires?

Je n’ai jamais aimé les tâches simples. Je prends la réalité comme elle est. Or qui défend l’Europe aujourd’hui? Sur le plan politique, Emmanuel Macron est bien seul, presque isolé. Mais voilà. Il a eu le courage d’affirmer, dès sa campagne, ses convictions européennes. Et j’aime ça. Quant au recours à la violence, reprenons le fil de l’histoire. Il s’agissait, en Bosnie, de faire taire les canons qui martyrisaient Sarajevo. Et, en Libye, de sauver la population civile libyenne que Kadhafi promettait de massacrer. C’est contre cela que j’ai approuvé le déclenchement de la violence.

En France, la colère des «gilets jaunes» est loin d’être éteinte. Elle vous ébranle?

J’y vois surtout un inquiétant nihilisme. Je ne vois pas, au-delà des mesures sociales immédiates, ce que veulent ces manifestants. Je ne vois pas leurs leaders se battre pour la conquête démocratique de nouveaux droits. S’ils sont vraiment désireux de changer les choses, les «gilets jaunes» devraient participer en masse au grand débat national lancé par Emmanuel Macron. Cela s’appelle la démocratie. Dans Looking for Europe, j’entends défendre sur scène cette démocratie européenne.

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Bernard-Henri Levy se produira dans sa pièce Looking for Europe à Genève le 15 mars au Théatre du Léman, puis à Lausanne, le lendemain, à la Salle Métropole. Sa tournée commencera le 5 mars à Milan et s’achèvera le 20 mai à Paris, au Théatre Antoine.


Il y a le feu à la Maison Europe

Le manifeste des patriotes européennes

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L’Europe est en péril.

De partout montent les critiques, les outrages, les désertions.

En finir avec la construction européenne, retrouver l’« âme des nations », renouer avec une  « identité perdue » qui n’existe, bien souvent, que dans l’imagination des démagogues, tel est le programme commun aux forces populistes qui déferlent sur le continent.

Attaquée de l’intérieur par des mauvais prophètes ivres de ressentiment et qui croient leur heure revenue, lâchée, à l’extérieur, outre-Manche et outre-Atlantique, par les deux grands alliés qui l’ont, au XXe siècle, deux fois sauvée du suicide, en proie aux manœuvres de moins en moins dissimulées du maître du Kremlin, l’Europe comme idée, volonté et représentation est en train de se défaire sous nos yeux.

Et c’est dans ce climat délétère que se dérouleront, en mai 2019, des élections européennes qui, si rien ne change, si rien ne vient endiguer la vague qui enfle et qui pousse et qui monte et si ne se manifeste pas, très vite, sur tout le continent, un nouvel esprit de résistance, risquent d’être les plus calamiteuses que nous ayons connues : victoire des naufrageurs ; disgrâce de ceux qui croient encore à l’héritage d’Erasme, de Dante, de Goethe et de Comenius ; mépris de l’intelligence et de la culture ; explosions de xénophobie et d’antisémitisme ; un désastre.

Les soussignés sont de ceux qui ne se résolvent pas à cette catastrophe annoncée.

Ils sont de ces patriotes européens, plus nombreux qu’on ne le croit, mais trop souvent résignés et silencieux, qui savent que se joue là, trois quart de siècle après la défaite des fascismes et trente ans après la chute du mur de Berlin, une nouvelle bataille pour la civilisation.

Et leur mémoire d’Européens, la foi en cette grande Idée dont ils ont hérité et dont ils ont la garde, la conviction qu’elle seule, cette Idée, a eu la force, hier, de hisser nos peuples au-dessus d’eux-mêmes et de leur passé guerrier et qu’elle seule aura la vertu, demain, de conjurer la venue de totalitarismes nouveaux et le retour, dans la foulée, de la misère propre aux âges sombres – tout cela leur interdit de baisser les bras.

De là, cette invitation au sursaut.

De là cet appel à mobilisation à la veille d’une élection qu’ils se refusent à abandonner aux fossoyeurs.

Et de là cette exhortation à reprendre le flambeau d’une Europe qui, malgré ses manquements, ses errements et, parfois, ses lâchetés reste une deuxième patrie pour tous les hommes libres du monde.

Notre génération a commis une erreur.

Semblables à ces Garibaldiens du XIX° siècle répétant, tel un mantra, leur « Italia se fara da se », nous avons cru que l’unité du continent se ferait d’elle-même, sans volonté ni effort.

Nous avons vécu dans l’illusion d’une Europe nécessaire, inscrite dans la nature des choses, et qui se ferait sans nous, même si nous ne faisions rien, car elle était dans le « sens de l’Histoire ».

C’est avec ce providentialisme qu’il faut rompre.

C’est à cette Europe paresseuse, privée de ressort et de pensée, qu’il faut donner congé.

Nous n’avons plus le choix.

Il faut, quand grondent les populismes, vouloir l’Europe ou sombrer.

Il faut, tandis que menace, partout, le repli souverainiste, renouer avec le volontarisme politique ou consentir à ce que s’imposent, partout, le ressentiment, la haine et leur cortège de passions tristes.  

Et il faut, dès aujourd'hui, dans l’urgence, sonner l’alarme contre les incendiaires des âmes qui, de Paris à Rome en passant par Dresde, Barcelone, Budapest, Vienne ou Varsovie jouent avec le feu de nos libertés.

Car tel est bien l’enjeu : derrière cette étrange défaite de l’Europe qui se profile, derrière cette nouvelle crise de la conscience européenne acharnée à déconstruire tout ce qui fit la grandeur, l’honneur et la prospérité de nos sociétés, la remise en cause – sans précédent depuis les années 1930 – de la démocratie libérale et de ses valeurs.

Vassilis Alexakis (Athènes)

Svetlana Alexievitch (Kiev)

Anne Applebaum (Varsovie)

Jens Christian Grøndahl (Copenhague)

David Grossman (Jérusalem)

Ágnes Heller (Budapest)

Elfriede Jelinek (Vienne)

Ismaïl Kadaré (Tirana)

György Konrád (Debrecen)

Milan Kundera (Prague)

Bernard-Henri Lévy (Paris)

António Lobo Antunes (Lisbonne)

Claudio Magris (Trieste)

Adam Michnik (Varsovie)

Ian McEwan (Londres)

Herta Müller (Berlin)

Ludmila Oulitskaïa (Moscou)

Orhan Pamuk (Istanbul)

Rob Riemen (Amsterdam)

Salman Rushdie (Londres)

Fernando Savater (San Sebastian)

Roberto Saviano (Naples)

Eugenio Scalfari (Rome)

Simon Schama (Londres)

Peter Schneider (Berlin)

Abdulah Sidran (Sarajevo)

Leïla Slimani (Paris)

Colm Tóibín (Dublin)

Mario Vargas Llosa (Madrid)

Adam Zagajewski (Cracovie)