Cette France qui craque

La France nous inquiète. A un an des élections présidentielles, les convulsions sociales et le sentiment d’impasse politique dans lesquels est englué notre grand voisin constituent un défi de taille. Comment la France peut-elle surmonter ses fractures? Peut-elle se réinventer? Pendant une semaine, «Le Temps» analyse ce pays qui fascine et qui trouble.

A l’heure où la France se désole et descend dans la rue, Bordeaux fait figure de contre-exemple. La capitale de l’Aquitaine, joyau de l’architecture du XVIIIe, a reconquis une image de ville rayonnante et attire de plus en plus touristes et entrepreneurs.

Des enfants jouent depuis des heures, mouillés, dans les jets d’eau. Autour d’eux passent des joggers essoufflés, des vieilles dames au pas hésitant. Au loin, le fameux virage du fleuve, qui a valu à la ville son nom de «port de la lune», miroite sous le soleil, et l’harmonie de la somptueuse place de la Bourse, chef-d’œuvre de l’architecture XVIIIe, éclate dans son dos. Ce petit coin de Bordeaux, ce morceau de quai où a été installé le «miroir d’eau», feuille d’eau égayée à intervalles réguliers par l’explosion de fontaines, est devenu le joyeux symbole du renouveau de la ville. En vingt ans, la froide, ennuyeuse et bourgeoise cité bordelaise a réussi le miracle de se donner une nouvelle image. Ses habitants se sentent à nouveau dépositaires d’une beauté qu’ils ne voyaient plus.

Une rivalité avec Toulouse

«Toute ma jeunesse, on m’a renvoyé l’image d’une ville triste, dans laquelle on ne pouvait vivre que contraint. Et on me citait toujours Toulouse», raconte Etienne Boyer, avocat. «Aujourd’hui, c’est l’inverse. Même les Toulousains nous disent que nous avons de la chance.» Bordeaux, «emmaillotée de suie» selon le mot de Jean Lacouture, est (re)devenue lumineuse, rayonnante. Et est aujourd’hui l’une des destinations préférées des Français: ville la plus cool de France, d’après le site Mercialfred.com, deuxième ville de l’Hexagone en matière de création d’entreprises, première ville française en investissements immobiliers et la plus dynamique sur le plan économique selon bien des instituts d’analyses. On n’en finit plus de compter les lauriers posés sur son auguste front.

La cité du vin

Un nouveau grand coup sera frappé le 1er  juin avec l’inauguration de la Cité du vin. Bien que peu aimablement surnommé «l’étron» par les riverains pendant sa construction, ce bâtiment audacieux surmonté d’un belvédère de 35 mètres de haut ambitionne de devenir le symbole de Bordeaux, ce qu’est la tour Eiffel pour Paris ou le musée Guggenheim pour Bilbao. Ses formes rondes évoquent à la fois le cep de vigne et le mouvement du vin coulant dans un verre. Il sera dédié à la culture et l’histoire du vin: 20% de son budget a d’ailleurs été fourni par des mécènes venant de la filière vinicole. «Bordeaux a besoin d’équipements structurants sur une thématique de territoire, explique Philippe Massol, son directeur.

La ville attend beaucoup de ce projet, qui se veut éducatif et patrimonial. L’objectif est d’accueillir 500 000 visiteurs par an.»Pourquoi cette explosion, étonnante dans une France qui a plus tendance à déprimer qu’à se faire belle? «L’immobilisme de la fin des années Chaban était terrible, et pesait de plus en plus, raconte Florence Mothe, historienne et romancière. Il fallait bouleverser la ville et le faire renaître.»

Des chantiers, sortis des tiroirs pour certains, créés pour d’autres, ont été lancés dès l’entrée en fonction du maire Alain Juppé. «On a piétonnisé beaucoup d’endroits, refait les façades, ouvert de nombreuses terrasses, commente le sociologue François Dubet. Et on a installé un tramway.» Un tramway qui, au lieu de transporter les gens du centre vers des énormes centres commerciaux en périphérie, comme cela se fait très souvent, a amené les Bordelais des banlieues vers le centre et relié les deux rives de la Garonne. «Un vrai tramway de gauche», sourit François Dubet.

16  millions de visiteurs en 2014

«Je suis arrivé en 2003. Les travaux du tramway touchaient à leur fin. La ville n’était plus celle que j’avais connue enfant et où je m’étais parfois ennuyé à mourir», raconte Rémy Labory, la cinquantaine. Du coup, il y est resté et a ouvert une chambre d’hôtes, «une chambre en ville». Chinois, Australiens, Anglais, Allemands et Espagnols fréquentent de plus en plus nombreux son établissement. «Beaucoup viennent pour les wine tours, d’autres attirés par la beauté de la ville.» La bourgeoisie du vin, longtemps figée dans son image mauriacienne, froide et imbue d’elle-même, blessée par le procès des vins de Bordeaux de 1974, a su prendre ce train en marche. Plusieurs châteaux se sont ouverts au public. Candale, Lynch-Bages ou Haut-Bailly ont même ouvert des restaurants. En 2014, la ville a conquis près de 6 millions de visiteurs.

L’économie a accompagné cet embellissement. «Bordeaux, c’est-à-dire la ville plus l’agglomération, s’est diversifiée au-delà des secteurs traditionnels que sont le vin et l’aéronautique militaire. Elle a vendu son image, ce qu’elle répugnait jusque-là à faire. La création d’espaces de co-working, dont le fameux Darwin, a attiré un grand nombre de start-up», explique Ghislain Lueza, consultant. «C’est bobo mais ce n’est pas un gadget, se réjouit Damien Riel, utilisateur du lieu qui y a trouvé avec quatre de ses amis de quoi abriter sa start-up. On est aussi bien ici qu’à Toulouse, qui tenait la corde jusque-là.»

Vers une «cité numérique»

Bientôt va s’ouvrir à Bègles une «Cité numérique» qui abritera à la fois une école de formation continue, un lieu dédié au développement de projets et des équipements culturels. «Le deuxième enjeu, c’est la recherche, le développement dans le médical, la biotechnologie et l’agroalimentaire, poursuit Ghislain Lueza. Les liens se sont renforcés entre la faculté et les entreprises. Bien sûr, cela ne crée que quelques dizaines d’emplois mais qui sont surqualifiés et donnent une grande visibilité à la ville, qui n’est plus enclavée.»

La construction du grand quartier d’affaires d’Euratlantique, près de la gare, et celle du nouveau pont Jean-Jacques-Bosc participent de cet élan. Du coup, aujourd’hui, la mairie rêve de faire de Bordeaux une ville d’un million d’habitants à l’horizon 2030. «Bordeaux est une ville trop étalée, presque à l’américaine et qui menace de s’étendre d’Arcachon à Libourne, explique François Dubet. Cela risque d’entraîner un désastre écologique, des problèmes de trafic énormes, la nécessité d’infrastructures trop importantes: hôpitaux, écoles.» Il faudrait donc redensifier la ville. Le projet est en cours, sur la rive droite en particulier, où restent de fortes possibilités de logements. Mais l’objectif est de toute façon lointain (les projections de l’Insee amènent Bordeaux en 2030 à 790 000 habitants) et l’idée a du mal à séduire.

«Bordeaux est une ville où il fait bon vivre. Se retrouver à un million, ça ne parle pas à grand monde», commente sur une terrasse inondée de soleil face au grand théâtre l’architecte Michel Petuaud-Letang. Cette qualité de vie, cet hédonisme souriant, pourraient-ils être noyés par les vagues de la densification? En ville, ils sont beaucoup à le craindre. Grande dame digne et réservée, Bordeaux veut bien être ravalée, bousculée, offerte. Mais chahutée? Quand même pas.

A lire, de l'auteur: Hubert Prolongeau, Bordeaux: au-delà des chartrons, Ed. Nevicata.


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