Boris Bondarev, spécialiste en désarmement, prévient: «Moscou va s’assurer que l’Europe gèle cet hiver»
Guerre en Ukraine
AbonnéPremier diplomate russe à avoir démissionné pour protester contre l’invasion de l’Ukraine, en mai dernier à Genève, Boris Bondarev témoigne de la déception de Moscou envers la Suisse. Après six mois de guerre, il fait le point sur la stratégie de l’armée russe

Pourquoi s’étonner du refus de Moscou d’accorder à la Suisse un statut de médiateur ou de représentant des intérêts ukrainiens en Russie? Lorsque Berne annonce s’aligner sur les sanctions européennes, début mars, c’est la stupeur et la colère à Moscou et dans les couloirs de la mission russe auprès des Nations unies à Genève. «Ils étaient très fâchés. La Suisse avait rompu sa neutralité. Ils croyaient qu’elle ne prendrait pas parti. Ils parlaient de trahison. Ils n’avaient rien anticipé», raconte Boris Bondarev, ex-diplomate russe en poste à Genève. Rien anticipé? Le Conseil fédéral a certes louvoyé quelques jours avant de se décider, mais pensait-on vraiment à Moscou que la Suisse resterait en marge face à l’invasion de l’Ukraine? «Bien sûr. Ils voulaient voir la Suisse aider d’une certaine façon à contourner les sanctions. Ils espéraient qu’elle resterait un havre pour le business russe, qu’il soit légal ou non.» Il ajoute: «C’était très naïf, mais cela s’est vraiment passé ainsi.» D’ailleurs toute cette guerre est «l’histoire d’un faux calcul, d’une mauvaise interprétation, d’une mauvaise compréhension du monde».
Une «ignominie sanglante»
Le 23 mai dernier, Boris Bondarev postait un message sur Facebook pour annoncer sa démission du service diplomatique russe. La «guerre de Poutine» lui inspirait trop de «honte». «Je suis diplomate depuis vingt ans. Le ministère est devenu ma maison et ma famille. Mais je ne peux tout simplement plus participer à cette ignominie sanglante, stupide et absolument inutile», concluait sa missive. Il vit depuis reclus en Suisse, où il a demandé l’asile, dans l’attente du document qui atteste de son nouveau statut de réfugié politique. Sous protection de la police fédérale. «Je fais confiance à l’évaluation des autorités et pour l’heure elles estiment que des mesures de sécurité sont nécessaires.» Une fois ce sésame en poche, il sera temps d’apprendre le français et de chercher un nouveau travail.
Joint par une messagerie cryptée, Boris Bondarev témoigne par visioconférence. Il n’en dira pas plus sur la mission russe avec laquelle il n’a plus aucun contact. Sinon pour rappeler que l’ambassadeur Gennady Gatilov est un camarade d’études et un ami de Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères dont la dérive aux côtés de Vladimir Poutine ne cesse de surprendre ceux qui l’ont connu en d’autres temps. Ce même Gennady Gatilov qui, le 4 mars dernier, avait exprimé devant la presse internationale sa «surprise» et sa «déception» de voir la Suisse «choisir une autre voie» en affichant sa solidarité avec l’Union européenne. En public, il était resté mesuré, émettant même l’espoir que Berne pourrait encore changer d’avis et utiliser sa neutralité «autrement». Mais les ponts étaient coupés.
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Boris Bondarev s’exprime plus volontiers sur l’évolution de la guerre. Il n’est pas un expert militaire et n’a pas accès à des sources particulières, précise-t-il. Mais c’est un spécialiste du contrôle des armes et du désarmement nucléaire, domaine dans lequel il œuvrait depuis 2019 à Genève dans le cadre de la Conférence sur le désarmement. Ce qu’il dit de l’état actuel de l’armée russe n’est pas de nature à rassurer. Mais revenons au 24 février, lorsque Vladimir Poutine lance ses troupes à l’assaut des «fascistes ukrainiens». Comme tout le monde, le diplomate, féru d’histoire, ne voulait pas y croire. «Il était évident qu’une intervention aurait un grand nombre d’implications et un coût énorme. Il était évident que les Ukrainiens n’accueilleraient pas l’armée russe avec des fleurs et qu’ils ne déserteraient pas leur pays. Il était clair que l’Occident réagirait avec force. Et j’étais tout aussi certain, du fait de mon travail, que l’armée russe n’était pas aussi forte qu’elle pouvait le laisser paraître.» Elle a en effet un talon d’Achille: «Ses armes high-tech ne sont pas high-tech. L’armée russe est très inférieure aux armées occidentales en matière d’armes de haute précision.» Cela s’explique par les sanctions décrétées par les Occidentaux au lendemain de l’annexion de la Crimée, en 2014. Moscou dépend pour sa modernisation militaire de composants électroniques produits en Europe, aux Etats-Unis ou au Japon. «C’est pour cela que beaucoup de missiles frappent des maisons, poursuit Boris Bondarev. Il peut y avoir certaines raisons à viser des objectifs civils, mais cela s’explique surtout par des défaillances technologiques.» Vladimir Poutine n’a pas réussi à reconstruire son industrie militaire qui date de l’époque soviétique. «Même les avions, qui font la fierté de l’armée russe, ne sont pas à la pointe.» Et quand les officiers russes communiquent sur les champs de bataille par WhatsApp ou téléphone mobile, sans cryptage, cela atteste de cette infériorité. «Cela fait partie de tous ces mauvais calculs. Cette campagne était planifiée pour durer trois, quatre ou cinq jours. Pour toute personne informée du terrain, il était évident que c’étaient des mensonges.»
«Si vous ne lisez pas, vous ne sentez rien»
Six mois plus tard, le bilan est terrifiant. Les troupes russes avancent toujours, lentement, mais «elles sont fatiguées, exténuées». En face, les Ukrainiens sont en possession de nouvelles armes de haute technologie capables de frapper des cibles logistiques derrière les lignes russes. «Elles font le malheur de l’armée russe.» Combien de victimes? Des sources occidentales parlent de 50 000 à 80 000 soldats russes hors de combat, morts, blessés ou faits prisonniers. De quoi affecter le potentiel offensif de l’armée russe? «Pour n’importe quelle armée, la perte d’un millier de combattants serait une tragédie. Pour l’armée russe, la perte de 20 000 ou 50 000 hommes n’a aucune conséquence. Vous partez au combat, vous mourrez, et personne n’en sait rien. Il n’y a pas de chiffres. Il n’y a pas d’information.» Les connaissances de Boris Bondarev à Moscou racontent que «si vous ne lisez pas, vous ne sentez rien». Les restaurants sont pleins, on profite de l’été, tout fonctionne. Les prix augmentent? Pas au point de créer une crise.
Si l’opinion publique russe a peu de chance d’être ébranlée par l’ampleur du désastre, il en va autrement pour les Ukrainiens et les Européens. C’est le calcul de Poutine. «Tout dépendra combien de temps les Ukrainiens sont prêts à résister, à contre-attaquer, combien de temps l’Occident est prêt à les soutenir. La stratégie russe consiste à attendre que la société occidentale se fatigue. Moscou va s’assurer que l’Europe gèle cet hiver. Jusqu’au point où les opinions publiques feront pression sur les politiques pour qu’ils exigent à leur tour que l’Ukraine négocie avec la Russie.» Moscou compte une nouvelle fois sur le général Hiver qui est venu à bout de tous les ennemis de la Russie.
De son côté, l’armée russe peut tenir. Ses armes ne sont peut-être pas les plus en pointe mais elles sont pléthoriques. «Il y a énormément de tout: missiles, canons, obus», énumère Boris Bondarev. Comme ces milliers de tanks, entreposés dans divers lieux du pays. Un peu d’essence et ils redémarrent, même si c’est pour ne tirer que quelques obus. Les ressources russes paraissent inépuisables. Face à cette force héritée de l’URSS, l’Ukraine devrait obtenir «tout le soutien et toutes les armes modernes» dont elle a besoin pour contre-attaquer. «Il lui faut des victoires, vite, avant l’hiver. L’armée russe doit être défaite sur le champ de bataille. C’est l’unique façon de forcer Poutine à battre en retraite.»
Une psychologie de gangster
Car on ne négocie pas avec le président russe. S’il passe un accord, il le brisera le lendemain. Comme lorsqu’il bombarde Odessa alors que l’encre d’un compromis céréalier est à peine sèche. «On ne peut discuter avec lui que dans une position de force», estime le diplomate. Que faire face à un homme qui brandit la menace du feu atomique? La réponse de l’expert russe en désarmement nucléaire relève du domaine de la psychologie: «Poutine veut qu’on le croie capable de le faire afin que l’on ait peur et que l’on renonce à l’escalade. Je crois qu’il faut au contraire lui dire que s’il veut l’escalade, les autres iront à l’escalade aussi et cela l’amènera à penser que, peut-être, il ne devrait pas le faire.» Ce «peut-être» revient à dire qu’avec Vladimir Poutine on joue à la roulette russe. «S’il sent qu’on a peur, il augmentera la pression. C’est une psychologie de gangster. C’est comme un animal: s’il sent que vous avez peur, il mord. S’il sent que vous n’avez pas peur, alors il ne mord pas.»
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L’annonce de la démission de Boris Bondarev a fait le tour du monde médiatique mais peu d’émules. Il connaît «personnellement» deux autres diplomates qui ont fait défection et entendu parlé de «quelques autres». Ils ne l’ont pas dit publiquement. C’est tout. C’est peu. Est-il surpris? Déçu? «La plupart sont soit serviles, soit aveugles. D’autres espèrent encore que tout cela passera, que tout reviendra à la normale.» Comme après l’annexion de la Crimée. «Vous savez, c’est assez effrayant de s’avouer que votre gouvernement est composé de gangsters. Alors on ferme les yeux et on prétend vivre une vie normale.» Vivre avec Poutine, sous Poutine, c’est se convaincre que le président sait mieux que vous, qu’il voit plus large que vous et que s’il décide quelque chose, c’est qu’il a de sérieuses raisons pour le faire… «En fin de compte, il ne s’agit que d’infantilisme et de peur des responsabilités personnelles – des traits désormais communs au peuple russe et à ses diplomates en particulier.» Le visage de Boris Bondarev, qui s’affiche sur un fond d’écran représentant l’univers, disparaît d’un coup. Le temps de la séance par Zoom est échu.