Sur la place de la Bourse, au centre de Bruxelles, deux gamins se courent après. Les parents guettent d’un œil distrait leurs bambins qui jouent et dégustent leur café. «C’est vraiment très plaisant, ce qui est fait; depuis que la place est libérée des voitures, nous, les piétons, nous sentons en sécurité. Nous pouvons passer du temps ici, sans aucune crainte pour les enfants», explique le père, Nicolas. La mère, Delphine, opine du chef. Et ajoute: «Pour nous, le vélo est devenu le principal mode de transport: pour conduire les enfants à l’école, pour aller faire les courses, pour aller au travail…» Dans la capitale belge, trottoirs, pistes cyclables et transports en commun se taillent désormais la part du lion, alors que la place réservée aux voitures est en train de diminuer. La ville passe au vert.

Pourtant, «depuis l’Exposition universelle de 1958, la ville était très centrée sur la voiture», rappelle ainsi Jan Schollaert, le directeur adjoint de l’urbanisme de la ville. Et de poursuivre: «Jusque dans les années 1990, la ville était d’abord conçue comme un lieu de passage: entrée dans la ville en voiture, travail, sortie en voiture. Cette approche fonctionnelle a prévalu jusqu’au début des années 2000.» Autant dire que le changement de cap a été tardif par rapport à d’autres capitales européennes qui, plus tôt, ont développé les zones piétonnes et les pistes cyclables. «Bruxelles avait du retard», reconnaît, d’ailleurs, Jan Schollaert. «Elle était même régulièrement épinglée pour sa mauvaise qualité de l’air», ajoute pour sa part Thomas Ermans, géographe et chercheur associé à l’Institut de recherches interdisciplinaires sur Bruxelles (IRIB). Il précise que «désormais, elle s’améliore en région bruxelloise».

«La ville du bien vivre»

En effet, un virage est pris par la ville en 2014 quand est adopté un premier plan de circulation. D’abord, les réseaux souterrains (tels que l’eau ou l’électricité) sont aménagés, les stations de métros rénovées… «Puis, nous sommes passés aux aménagements de surface: établissement des zones piétonnes, des pistes cyclables…», se souvient Jan Schollaert. Aujourd’hui, canopées dans la ville, trottoirs plantés d’arbres irrigués par un réseau d’eau performant ou encore fontaine sur la place de la Bourse, qui permet également de se rafraîchir, piétonnisation quasi complète du Bois de la Cambre – le poumon vert de la capitale qui était, avant 2021, un important axe automobile – font partie du quotidien des Bruxellois. Ce faisant, la ville s’adapte aux nouvelles normes environnementales internationales – notamment de réduction des gaz à effet de serre – telles que la COP21 les a définies. Lorsque en 2017, le socialiste Philippe Close devient bourgmestre, il poursuit sur la lancée de son prédécesseur. L’échevin chargé de la mobilité, Bart Dhondt, exprime la ligne directrice: «Nous voulons faire de Bruxelles la ville du bien vivre, une ville où l’on vit et non plus une ville de passage.»

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Dans les rues de la capitale, les piétons marchent tranquillement, les vélos utilisent les pistes cyclables, les bus ont leurs voies dans lesquelles ils roulent sans être ralentis dans des bouchons… Le bruit des voitures a disparu pour laisser la place aux sonnettes des vélos et aux musiques de certains adolescents qui se promènent avec leur enceinte portative. «Cette évolution de la ville s’inscrit dans un plan de la région, le plan Good Move», souligne l’échevin. Ce plan régional est appliqué dans les 19 communes que compte la région Bruxelles. Il repose sur «une approche transversale de la mobilité et vise à améliorer le cadre de vie des habitants de la région et à encourager chacun à faire évoluer ses habitudes de déplacement en fonction de ses besoins et de ses contraintes», selon Bruxelles mobilité, le service public régional de Bruxelles chargé de la question.

Dans la capitale, un concept supplémentaire a été adopté. L’échevin le dévoile: «C’est le concept de ville à 10 minutes. L’idée est que, dans ce laps de temps, les habitants d’un quartier aient accès aux fonctions essentielles des lieux de vie.» Ce concept a été développé par l’urbaniste franco-colombien Carlos Moreno, qui a identifié six fonctions sociales urbaines essentielles: habiter, travailler, s’approvisionner, se soigner, s’éduquer et s’épanouir. Dans ce cadre, la municipalité bruxelloise a travaillé sur la répartition des infrastructures publiques afin qu’elles soient accessibles en dix minutes à pied, à vélo ou en transport en commun. La ville de Bruxelles a implanté des crèches, des écoles, des salles de sport, ou encore des administrations.

En six ans, ce sont plus de 4000 places dans les écoles et 600 places en crèche qui ont été créées. Et de l'avis général, la pandémie a été un accélérateur du mouvement. Afin de permettre aux citadins de sortir et de se déplacer, pistes cyclables et voies piétonnes ont été étendues.

«Travaux permanents»

Le pari est-il réussi? Dans le centre, les avis des commerçants sont mitigés. C’est le cas au café Falstaff: «Nous sommes en travaux permanents. Il ne faut pas que, dans le centre, soient concentrés les fast-foods, les cafétérias et les marchands de bibelots…», explique Saïd. Mais il espère qu'«une nouvelle clientèle va prendre le relais». D’autres déplorent ces travaux permanents. Et répètent en boucle: «Avant, les clients pouvaient se garer devant chez nous le temps de faire leurs courses, maintenant, ils doivent marcher.»

A la municipalité, on insiste, au contraire, sur la «réappropriation de l’espace public» par les habitants. Et, finalement, sur une stratégie qui semble fonctionner. De grands groupes ont décidé d’implanter leur siège dans ce centre piétonnisé. Quant aux déplacements à vélo, ils ont augmenté de 70% en 2021, assure Bart Dhondt. Pour paraphraser Jacques Brel, Bruxelles semble se remettre à chanter.