Depuis bientôt plus de deux mois, les Bulgares sont suspendus aux lèvres d’un seul homme, le général de brigade Ventsislav Moutaftchiïski, chargé de la coordination de la lutte contre la propagation du Covid-19 dans le pays. Ce médecin militaire au crâne rasé était un quasi-inconnu avant qu’il ne soit nommé à la tête d’un «QG national» regroupant plusieurs experts et responsables politiques qui tient depuis fin février pratiquement tous les jours un «briefing» retransmis en direct par les médias sur la situation sanitaire dans le pays.

Aux dernières nouvelles, avec quelque 1500 cas diagnostiqués de Covid-19 et une soixantaine de décès, la Bulgarie s’en tire plutôt bien, très bien même. Dans le classement européen sur la mortalité par habitant, le pays arrive même en quatrième position (1 sur 140 000) de ceux qui s’en sortent le mieux (après la Slovaquie, la Lituanie et Malte); en comparaison la Belgique enregistre, elle, un mort pour 1800 habitants.

Fermeture précoce

Pour beaucoup, cela relève du miracle: la Bulgarie, souvent présentée comme le pays le plus pauvre de l’Union européenne, a un système de santé notoirement défaillant, victime notamment d’un exode massif de médecins et personnel infirmier vers des pays plus riches de l’UE. Lorsqu’on l’interroge, le général Moutaftchiïski préfère parler d’une «chance incroyable»: avant même que le nouveau virus n’arrive, le pays avait déjà décrété la fermeture de tous les établissements scolaires et introduit des mesures de protection spécifiques dans les hôpitaux à cause de la grippe qui, tous les ans, fait des ravages dans le pays. «Ensuite, on n’avait qu’à prolonger ces mesures en les musclant progressivement», explique-t-il.

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Ce que le général ne dit pas, c’est le rôle qu’il a personnellement joué dans cette stratégie en adossant volontairement le rôle du porteur de mauvaises n

ouvelles, voire du «mauvais flic». Il a été le premier à exhorter début mars les Bulgares à se préparer à l’arrivée d’un «malheur d’une violence inouïe». «A Sofia, on se préoccupe de savoir si les salons de coiffure resteront ouverts alors qu’on doit se préparer à perdre des vies humaines, dont celles de nos êtres les plus chers», avait-il dit.

 

Par la suite, il a régulièrement fustigé «l’inconscience» de ses compatriotes, leur manque de discipline, appelé à des mesures encore plus strictes et des sanctions sévères pour ceux qui ne les respectent pas. Et il n’a pas hésité à publiquement s’en prendre à des responsables politiques, voire à des médecins, qui, eux, avaient tendance à minimiser le risque. Le militaire a su, avec d’autres, convaincre le premier ministre Boïko Borissov de décréter le 13 mars l’état d’urgence puis d’instaurer un confinement très strict assorti d’amendes vertigineuses pour les contrevenants (de l’ordre d’un salaire annuel).

Surveillance à l’ancienne

Les nombreux Bulgares travaillant en Europe de l’Ouest qui ont préféré rentrer au pays ont été mis en quarantaine et régulièrement «visités» par des représentants des forces de l’ordre; des localités entières, identifiées comme foyers du virus, ont été coupées du monde. Sans outils de traçage sophistiqués, mais avec un mélange de bon sens, de surveillance à l’ancienne et de mises en garde vigoureuses, les autorités bulgares ont pu éviter l’hécatombe.

Entre-temps, Ventsislav Moutaftchiïski est devenu l’homme le plus controversé du pays. Respecté par les uns, décrié par d’autres – au point de recevoir des menaces de mort. Dans un ancien pays communiste comme la Bulgarie, les hommes en uniforme n’ont pas forcément la cote. Mais le général Moutaftchiïski est peut-être en train de changer la donne. Patron à 55 ans du prestigieux hôpital de l’Académie militaire de Sofia, ce chirurgien militaire a effectué des missions en Irak et en Afghanistan pour le compte de l’Alliance atlantique dont la Bulgarie est membre depuis 2005. Il a opéré des soldats et des civils, dont de nombreux enfants, en zones de conflit; il a été témoin d’attentats et organisé le retour de soldats bulgares blessés. En chirurgie, il est peut-être le seul dans le pays à s’être spécialisé dans les «blessures de guerre».

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A toutes ces qualités s’en est ajoutée une autre, qui en a surpris plus d’un. Interrogé un jour sur le nombre de Roms infectés par le virus et s’il n’y avait pas lieu de prendre des mesures «particulières» à l’égard de cette minorité régulièrement accusée de tous les maux en Bulgarie, il a piqué une colère noire. «Vous vivez dans quel siècle? Vous vous souvenez qui, dans l’histoire, a fait des statistiques sur une base ethnique?»