L'hypothèse d'une rupture d'une des suspentes en béton du pont Morandi de Gênes se précise. Selon l'expert gênois Antonio Brencich, qui avait dénoncé les défauts structurels du pont il y a deux ans, la rupture d'une suspente est une «hypothèse de travail sérieuse, même si, trois jours après [la catastrophe] ce n'est encore qu'une hypothèse». Le professeur de construction à l'Université de Gênes fait partie de la commission officielle chargée d'élucider les causes de l'effondrement. 

Selon La Repubblica, une étude de l'université polytechnique de Milan avait décelé des faiblesses dans les câbles entourés de béton précontraint qui soutiennent le tablier du pont. Des témoins visuels de l'effondrement appuient aussi l'hypothèse d'une rupture des suspentes. «J'étais au volant de ma voiture et j'ai vu comment les tirants du pont ont cédé, a expliqué une médecin, Valentina Galbusera, au journal. «Juste après, l'asphalte a commencé à trembler sous moi comme dans un tremblement de terre.»

D'autres experts avaient dès jeudi mis en lumière les fragilités structurelles du pont Morandi, dû à son procédé de construction très spécial. Une structure en béton, peu de câbles pour équilibrer la route où passent les véhicules: c’est la marque de fabrique du constructeur du pont, l’Italien Riccardo Morandi.

D’une longueur de 1182 mètres, le viaduc avait été construit en quatre ans et inauguré en 1967.

Le pont de Gênes «est vraiment très, très spécifique», expliquait jeudi à des journalistes de l’AFP Jean-Michel Torrenti, ingénieur français spécialiste du béton.

Sa structure se rapproche du pont à haubans, une variété de pont suspendu où le tablier – la structure sur laquelle roulent les voitures – est soutenu de manière équilibrée par des câbles fixés au sommet ou le long de pylônes.

Le pont de Gênes était constitué de «deux tirants en béton» et non pas «d’une série de câbles en acier. Vous avez juste une suspente, donc s’il y a une suspente qui casse, ça ne peut pas tenir», explique Jean-Michel Torrenti. Il souligne qu’il s’agit d’une technique qui n’est plus utilisée aujourd’hui.

Un procédé peu résilient

«Pour moi, c’est une des suspentes du pont qui a cassé, entraînant la chute du tablier et du pylône, a précisé Jean-Michel Torrenti dans une interview au Monde. Le viaduc Morandi est une construction étonnante: c’est un pont en béton qui s’apparente à un pont à haubans, mais avec deux tirants en béton précontraint au lieu d’une série de câbles en acier. C’est un procédé constructif très peu résilient. Si un seul morceau lâche, tout le pont tombe.»

Pour l’ingénieur, la foudre, un temps évoquée puisque le pont est tombé en pleine tempête, n’a rien à voir là-dedans. «La cause est plutôt liée à la corrosion. Le béton est un matériau qui fonctionne mal en traction, contrairement aux câbles en acier: pour l’utiliser comme hauban, on le précontraint, c’est-à-dire qu’on le comprime fortement grâce à des câbles pris dans la gaine de béton. Or cette gaine peut masquer la corrosion. Et on sait que la corrosion sur des câbles tendus les rend très fragiles. Normalement, on s’en aperçoit si le béton se fissure. Mais dans le cas d’un béton précontraint, on s’en aperçoit au dernier moment. Avec ce procédé constructif, si la suspente casse, le système n’est plus équilibré et c’est la catastrophe.»

Sur la seule vidéo montrant l’effondrement du pont, on voit que c’est le tablier qui a cédé en premier, entraînant ensuite l’un des pylônes dans sa chute.

«Il faut attendre le résultat de l’enquête, mais avec un pont comme celui-ci, construit comme une balance, il suffit qu’il se déséquilibre un peu pour que tout l’édifice s’écroule», ajoute Marzia Marandola, auteure d’une thèse sur Riccardo Morandi.

«C’est un mécanisme sophistiqué qui nécessite qu’il n’y ait pas trop de variations de poids. C’est un équilibre très délicat, calculé pour un poids précis, avec des marges de sécurité bien sûr», poursuit-elle.

Problème d’entretien?

D’autres architectes défendent néanmoins cette technologie, à l’image de Marc Mimram, ingénieur spécialiste de la construction de ponts.

«Je ne pense pas que ce soit la technologie de construction qui soit en cause. Il ne faut pas se précipiter en criant haro sur le concepteur», décédé en 1989 à l’âge de 87 ans, estime Marc Mimram.

Grâce à un appui en forme de V qui porte l’ouvrage, la portée – la distance de pont entre deux appuis – est ainsi réduite, un effet donnant «une très grande qualité harmonieuse à ces ouvrages».

Selon l’ingénieur, le problème trouverait son origine dans la maintenance: «Ces ouvrages ont besoin d’être entretenus et suivis», car «le béton fissure toujours», indique-t-il, notant qu’il y a «vraisemblablement un problème d’entretien».

D’autres ouvrages similaires existent dans le monde: le pont de Maracaibo, au Venezuela, ouvert en 1962, ou celui de Wadi al-Kouf, en Libye, achevé neuf ans plus tard.

Le premier s’était partiellement effondré en 1964 lorsqu’un pétrolier avait percuté ses piles après une panne. Le deuxième a été temporairement fermé en octobre dernier après une polémique sur son état, explique Mohamed Ali Abdelkader, ministre chargé des Transports du gouvernement parallèle libyen (non reconnu par la communauté internationale), basé à Benghazi, dans l’est du pays, à une centaine de kilomètres de l’endroit où se trouve le pont.

Les experts mandatés ont affirmé que l’ouvrage était «en bon état, mais qu’il y avait un espacement d’environ 10 cm entre les raccords métalliques qui se détendent à la chaleur à cause de l’accumulation de sable ou de débris», précise le ministre.

«Nous avons procédé au nettoyage et veillons à ce que les travaux d’entretien se déroulent régulièrement. Le pont est aujourd’hui ouvert à la circulation», ajoute-t-il.