Royaume-Uni
Malgré ses convictions pro-européennes, Jo Johnson avait accepté d’intégrer le gouvernement de son frère aîné Boris Johnson, pro-Brexit. Mais écartelé entre sa famille et ses idées, il a fini par démissionner, symbole d’un pays déchiré

Le drame devient shakespearien. Jo Johnson, le petit frère de Boris, qui a toujours beaucoup admiré son aîné, a décidé de claquer la porte jeudi. Lui qui était secrétaire d’Etat dans le gouvernement de son frère a fini par craquer, s’expliquant dans un simple tweet dévastateur. «Ces dernières semaines, j’ai été déchiré entre ma loyauté familiale et l’intérêt national. Cette tension n’est pas résolue et il est temps que d’autres prennent mes rôles de député et de secrétaire d’Etat.»
La charge est brutale. Jo estime que son propre frère, Boris Johnson, met en danger «l’intérêt national». L’attaque est d’autant plus violente que l'homme, à 48 ans, commet le sacrifice ultime, mettant fin à sa carrière pour finalement choisir sa conscience.
Le visage acceptable des conservateurs
Jo, cheveux disciplinés, lunettes à monture noire d’intellectuel, est le visage acceptable des conservateurs, le yin face au yang de Boris. Depuis des années, il arpente les couloirs du pouvoir: il a largement écrit le programme de David Cameron lors des élections législatives de 2015, a été ministre de Theresa May, a travaillé étroitement avec le maire (travailliste) de Londres Sadiq Khan… C’était un «homme décent», a résumé Jess Phillips, une députée travailliste. Un homme de compromis, de dossiers, au centre de l’échiquier politique.
La journée politique a encore été folle jeudi. Une députée a fait défection chez les libéraux-démocrates, une autre a annoncé sa démission à cause des «attaques» dont elle est régulièrement la cible, Boris Johnson a fait un drôle de discours semi-improvisé sans queue ni tête devant un groupe de policiers… «Je préfère mourir dans un fossé» plutôt que demander une extension du Brexit, a-t-il déclaré, dans son langage fleuri. Mais la démission du frère est l’information qui a écrasé tout le reste, parce qu’elle symbolise un pays déchiré en son cœur.
Un pedigree impeccablement élitiste
La famille Johnson, comme l’Angleterre, n’arrive plus à se parler. Drôle de dynastie, à mi-chemin entre les Kennedy et les Kardashian, assoiffée de pouvoir autant que de publicité. Au sommet du clan trône Stanley, le père incontournable, ex-député européen et militant écologiste. Trois frères et une sœur issus de son premier mariage se disputent ensuite les lumières: Boris, 55 ans, premier ministre; Rachel, 53 ans, journaliste-politicienne, à la fois figure et chroniqueuse de la jet-set londonienne; Leo, 51 ans, le plus discret, associé du cabinet PwC et quand même présentateur d’une émission de radio sur l’influence de la technologie dans nos vies; et enfin, Jo, le petit dernier.
Tous ont un pedigree impeccablement élitiste (école privée, puis Université d’Oxford), conservateur et… pro-européen. Le père, qui déménageait sans cesse entre ses postes quand les enfants étaient petits, s’est installé à Bruxelles quand il a été nommé à la commission comme haut fonctionnaire en 1973. Quand sa femme s’inquiétait de trouver une école pour les enfants, il s’écriait, comme une évidence: «Ils peuvent aller à l’école européenne et devenir de bons petits Européens.» Tous parlent aujourd’hui un bon français, en particulier Jo, qui a fini ses études à l’Insead, l’école de commerce de Fontainebleau.
«Attaquez ses idées, mais pas sa personnalité»
Pour eux, voir Boris prendre la tête de la campagne du Brexit en 2016 a été une déchirure. Constater sa dérive vers la droite dure, flirtant désormais avec le parti du Brexit de Nigel Farage, devient intenable. En juillet, Stanley confiait au Temps ses sentiments mitigés de voir son aîné à la tête du pays. «Je suis personnellement très content. Combien de pères ont vu leur fils devenir premier ministre? Mais il y a aussi une certaine ironie. J’étais un euro-enthousiaste et mon fils obtient comme travail de défaire les liens avec l’Europe.»
Rachel marche aussi sur un fil. Jamais elle ne critique directement son frère. Mais elle a claqué la porte du parti conservateur, dont elle était membre, et a été candidate – malheureuse – à la députation européenne en mai pour le parti anti-Brexit Change UK. Elle n’a pas de mots assez durs contre la politique menée par les partisans de la sortie de l’UE («C’est un poison qui s’infiltre à travers le pays») mais protège son frère aîné: «Attaquez ses idées, mais pas sa personnalité» («Play the ball, not the man»).
Ecartelé, tourmenté, hésitant
Jo, qui est marié à Amelia Gentleman, une journaliste du Guardian qui dénonce régulièrement le Brexit et la politique migratoire du gouvernement, avait déjà démissionné une première fois en novembre 2018. A l’époque, lui qui avait fait campagne pour rester dans l’UE, protestait contre l’accord signé par Theresa May, pour des raisons diamétralement opposées à celles de son frère. Il réclamait un deuxième référendum, estimant qu’il ne fallait surtout pas aller au «no deal».
Beaucoup avaient alors soupçonné les deux frères d’être de mèche. La démission avait affaibli Theresa May, accélérant son départ et le couronnement de Boris. Quand Jo a accepté de faire partie du gouvernement de son aîné fin juillet, les soupçons ont semblé confirmés. Mais la vérité était que Jo était écartelé, tourmenté, hésitant. Comme l’ensemble du pays.