Il aurait été dommage de rater le symbole du rattachement librement consenti de la Crimée à la mère patrie russe. La nouvelle statue trône devant le Parlement à Simféropol, la capitale de la péninsule. Le voyage de presse touche à sa fin. L’occasion rêvée d’une photo de groupe autour du «petit homme vert» en bronze. Moment de flottement. Certains journalistes fuient l’objectif ou se cachent tant bien que mal derrière la statue, les autres s’exécutent.

L’œuvre représente un de ces militaires sans insigne envoyés en février 2014 par Moscou pour prendre le contrôle de la péninsule ukrainienne. Cet «homme poli», toujours selon la mythologie officielle, puisque l’opération russe s’est déroulée presque sans effusion de sang, reçoit des fleurs d’une fillette. Aux pieds du militaire, pour qui douterait encore de la bienveillance de ses intentions, un chaton.

De l’autre côté de la rue, en ce 27 février 2014 ainsi commémoré, le parlement était tombé aux mains de mystérieux hommes armés. Le gouverneur avait été démis de ses fonctions et le parlement avait voté dans la foulée le principe d’un référendum sur le rattachement de la Crimée à la fédération russe. Le scrutin se déroulera deux semaines plus tard, un record de célérité, mais sans observateurs internationaux et dans un climat d’intimidation. Résultat: 96,77% des votants se sont prononcés pour le retour dans le giron russe.

Dans les rues tranquilles de Simféropol, plus l’ombre d’un militaire. Le parlement est aujourd’hui retombé dans la léthargie. Lors des dernières élections, en septembre 2014, Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, a obtenu 70 sièges sur 75. «L’opposition se partage le reste des sièges mais il ne s’agit pas d’une vraie opposition», s’empresse de préciser le fonctionnaire qui nous a ouvert la salle.

Si l’intégration à la Russie prend plus de temps que prévu, ses mœurs politiques sont manifestement acquises. Mais, à Simféropol comme dans la plupart de la Crimée, il ne se trouve personne pour remettre en cause ce choix. Surtout pas auprès d’un journaliste occidental en voyage organisé. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir cherché entre une dégustation de fromage ou la visite d’un musée commémorant la résistance héroïque de l’armée rouge face à l’envahisseur nazi.

«Dieu soit loué, nous avons évité le sort de l’Ukraine»

Quand on a deux heures devant soi dans la Russie éternelle, la sortie d’une église orthodoxe paraît l’endroit idéal pour aborder les petits gens. Une femme, fichu sur la tête, résume la divine chance de la Crimée russe. Elle est née à Lviv, en Ukraine, à une époque où les deux peuples étaient soviétiques. Son âme «se déchire» pour l’Ukraine en guerre, dit-elle dans un souffle. «Vous vous rendez compte: ils bombardent même les églises. En Crimée, Dieu soit loué, nous avons évité cela.»

Direction donc Bakhchisaray, la capitale culturelle des irréductibles Tatars, déportés par Staline pour avoir collaboré avec l’envahisseur nazi pendant la Seconde guerre mondiale et qui n’ont été autorisés à rentrer en Crimée qu’à la veille de l’implosion de l’Union soviétique. La minorité a largement boycotté le référendum de 2014. Un petit groupe de jeunes, les bras croisés, dévisage les visiteurs. La discussion s’engage, dans un anglais hésitant. Le plus jeune et le plus intrépide affirme sa préférence pour l’Ukraine. Pour qu’on comprenne bien pourquoi, il saisit une bouteille de coca-cola. «A l’époque de l’Ukraine, elle coûtait 3 dollars, maintenant, c’est cinq.» La démonstration tourne court après un bref échange avec l’un de ses aînés.

«Vivement que le pont reliant la Russie par-dessus le détroit de Kertch soit terminé», espère un jeune représentant de commerce rencontré à Simféropol. Le fameux pont se fait attendre. L’ouvrage, long de 19 kilomètres et devisé 211 milliards de roubles (plus de 3 milliards de francs suisses), devrait être achevé fin 2018. En mars dernier, en visite sur le chantier, Vladimir Poutine s’était inquiété des risques de corruption. Voici une information qui ne devrait pas tranquilliser le président russe qui lira sûrement ces lignes: La société responsable du chantier réclamait une petite fortune aux journalistes étrangers pour se rendre compte par eux-mêmes et par bateau de l’avancement des travaux.

A la place, on a droit à une petite virée nautique depuis Balaklava. Une station balnéaire nichée au fond d’une magnifique calanque, fameuse pour avoir abrité la marine britannique pendant la guerre de Crimée de 1854 qui mit un frein aux ambitions de l’Empire russe en direction de la Méditerranée. C’est le moment de payer de sa personne en plongeant dans la mer Noire. Pour Anton Beliayev, le capitaine du bateau, les affaires ne sont pas bonnes. Les Ukrainiens constituaient 70% de sa clientèle avant le référendum. Il n’en reste plus rien ou si peu. Et les touristes russes sont encore loin de les avoir remplacés. Il écarte les bras, fataliste: «C’est ce que nous avons voulu».

«Vous verrez, nous contrôlerons la Méditerranée»

A Sébastopol, la ville où mouille la flotte russe de la mer Noire, un ancien capitaine de la marine marchande nous sert de guide. Les matelots, torse nu, vaquent à leurs occupations sur le pont des dizaines de navire de guerre. Deux hommes attachés par une corde repeignent les énormes chaînes d’amarre qui plongent dans les flots. Impressionnés, les journalistes interrogent «capitaine Oleg» sur le déploiement en Crimée de missiles S400, d’une portée de 600 kilomètres, qui vient d’être annoncé par Moscou.

Le vieux loup de mer n’a pas d’autre information que ce qu’il a entendu à la télévision d’Etat. Mais il lance: «Donnez nous cinq ans et vous verrez nous contrôlerons la mer Noire et la Méditerranée». La traductrice, une dame de Moscou, qui a, entre autres, traduit les propos des présidents Gorbatchev et Eltsine, s’étrangle en entendant l’énormité.

Cap ensuite sur Yalta, où s’était noué le partage du monde entre Anglo-saxons et Soviétiques à la fin de la Seconde guerre mondiale. Mais de la fameuse ville balnéaire nous ne verrons qu’un cinq-étoiles, le premier à avoir obtenu cette certification dans la péninsule. Un producteur de vin local a organisé une dégustation. Le jeune homme s’enhardit à deviser sur les avantages et les inconvénients de l’ordre ukrainien comparé à celui russe. «Avec l’Ukraine, c’était le règne de la corruption mais on savait comment faire avancer les choses. C’est plus compliqué avec la bureaucratie russe», dit-il. Pendant ce temps, le maître d’hôtel fait ouvrir à la presse internationale une chambre dans l’espoir de quelques lignes. Il est beaucoup plus discret sur le propriétaire de l’établissement. Il finit par lâcher qu’il s’agit d’un Lituanien, basé à Odessa, de l’autre côté de la frontière.

On n’est jamais trop prudent. A Simféropol, Serguey Aksyonov, l’homme fort de la Crimée, se veut rassurant. Tous les titres de propriété ukrainiens seront respectés. Il n’y aura pas de chasse aux avoirs des oligarques, à part ceux de Igor Komoloïsky, un ancien gouverneur ukrainien qui bénéficiait un temps d’un forfait fiscal en Suisse, accusé d’avoir ruiné les épargnants d’une banque qu’il possédait en Crimée. La conférence de presse a été préparée avec le même soin que la visite d’une délégation officielle venue reconnaître la Crimée russe.

Le chef de la Crimée évacue les reproches de persécution de la minorité tatare. Un ambassadeur suisse, Gerard Stoudmann, est venu le voir en début d’année au nom du Conseil de l’Europe, première organisation internationale à avoir pu se rendre sur place depuis la prise de pouvoir des Russes. Au terme de ses nombreux entretiens, il a conclu à une campagne de répression, arrestations, perquisitions voire même disparitions, contre les opposants tatars. «Je lui ai proposé de l’amener là où il le souhaitait mais il n’a pas voulu», se désole Serguey Aksyonov. Le fameux coup du voyage organisé.


Une visite à l'initiative des correspondants en Suisse

La visite, à laquelle Le Temps a participé, était organisée à l’initiative de l’Association de la presse étrangère en Suisse et au Liechstenstein (APES). En 2014, elle était à l’origine d’un voyage similaire en Ukraine. A leur retour, les correspondants étrangers s’étaient retrouvés sous le feux des critiques des milieux pro-russes. Ainsi avait germé l’idée d’un voyage de l’autre côté de la ligne de front. Dans les faits, l’organisation échoit à un journaliste membre de l’APES venant du pays visité, en l’occurrence le bureau à Genève de l’agence de presse officielle Ria Novosti. Le groupe Rossiya Segodnya (Russia Today), en mains publiques, a également fourni un appui à la visite. Le voyage a été financée en grande partie par Frederik Paulsen, milliardaire installée dans le canton de Vaud, président de la société de biotechnologie Ferring SA, grand explorateur polaire et consul honoraire de la Russie à Lausanne.