A l’arrière, le prince Philip, son fils le prince Charles et sa femme Camilla sont présents. Ils descendent sur la droite de l’escalier. Les majordomes arrangent deux autres rangées de visiteurs, vers lesquels ces membres pourtant centraux de la famille royale sont envoyés. La foule est moins dense, l’intérêt moins vivace. Le mari de la reine discute, lance des blagues, n’apparaît pas du tout cassant, contrairement à son image publique. Mais toute sa vie est là: à sa femme les honneurs et le centre de l’attention; à lui les restes, à partager avec les enfants. «J’ai bien peur que Philip n'ait passé beaucoup de temps à m’écouter», a lancé un jour la reine.
Carapace et valeurs
Il ne portait pas le titre de roi, mais de duc d’Edimbourg. Il n’avait absolument aucun rôle attribué par la Constitution britannique non écrite. Si sa femme était décédée avant lui, il n’aurait pas hérité du trône, revenant de droit au prince Charles, ce fils qu’il a si mal compris.
Pour faire face, Philip Windsor-Mountbatten s’est créé une carapace. Celle d’un homme dur et de devoir, au regard bleu perçant repoussant les curieux. Armée, monarchie, religion, patrie… Ses valeurs sont éternelles, conservatrices et non négociables.
Ses gaffes aussi. «Est-ce que les aborigènes s’affrontent encore à coups de lances?» a-t-il demandé en 2002 lors d’une visite en Australie. En 1986, à un groupe d’étudiants britanniques en Chine: «Si vous restez trop longtemps ici, vous allez avoir les yeux bridés.» Ou encore en 1981, alors que le chômage de masse et de grandes grèves secouent le pays: «Les gens disaient qu’ils voulaient plus de loisirs. Et maintenant, ils se plaignent d’être sans emploi.» De l’humour pris hors contexte, assurent les défenseurs du prince. Des paroles révélatrices d’un homme de privilèges d’un autre temps, estiment les autres.
Ce rôle de second plan n’est pas venu naturellement à ce militaire de carrière, fier de son engagement sur les frégates et destroyers de la Royal Navy pendant la Seconde Guerre mondiale. L’homme aime commander. Il est volontiers directif et a horreur des chichis. Jouer les faire-valoir dans des cérémonies protocolaires ennuyeuses n’était pas son instinct naturel. «Vous savez, j’ai déjà fait ça, rigolait-il lors d’une cérémonie dans une université. J’ai pratiquement inauguré chaque bâtiment ici.»
Fuite de Grèce
Son enfance particulièrement chaotique explique sans doute ce caractère bien trempé. Il naît à Corfou prince Philip de Grèce et du Danemark le 10 juin 1921, arrière-arrière-petit-fils de la reine Victoria via sa mère, descendant des familles royales grecque et danoise par son père. «Je suis né de nationalité grecque mais j’étais Danois de race», a-t-il expliqué à la BBC lors d’une interview en 2011.
Il ne connaîtra pourtant presque jamais la Grèce. La guerre gréco-turque se termine en 1922 par une débâcle d’Athènes. Son oncle, le roi Constantin Ier, commandant en chef, et son père Andrew, également à la tête de bataillons, sont tenus en partie pour responsables. La famille est forcée à s’exiler, évacuée en urgence par un bateau de la Royal Navy. Le jeune Philip est emporté dans une caisse de fruits en guise de berceau, selon la légende officielle.
Il grandit quelques années à Saint-Cloud, en banlieue parisienne. «On vivait dans une maison relativement petite.» Il va à l’école américaine, a une nanny anglaise et le foyer est cosmopolite. «On commençait une conversation en anglais, quelqu’un ne se souvenait plus d'un mot, utilisait le français à la place et continuait en français, puis se souvenait d'un mot en grec…»
Rapidement, ses parents se séparent et la famille explose. Sa mère, la princesse Alice de Battenberg, profondément mystique, est diagnostiquée schizophrène et enfermée de force au sanatorium allemand Schloss Tegel. Sigmund Freud en personne la traite, recommandant des électrochocs et des rayons X sur les ovaires. Elle sera ensuite transférée dans une clinique de Kreuzlingen, en Suisse, puis entrera dans les ordres au sein de l’Eglise orthodoxe grecque. Philip ne la verra pratiquement plus de son enfance et ne la retrouvera vraiment qu’en 1967, quand elle s’installera à Buckingham Palace pour les dernières années de sa vie.
Son père trouve, de son côté, réconfort à la table de casino, s’installant à Monaco. Il décédera sans le sou en 1944. Quant à ses quatre sœurs aînées, elles se marient à des princes allemands, en cette période de montée du nazisme.
«Il n’y avait simplement personne»
Pendant ce temps, Philip est trimballé de lointains cousins en lointains cousins, très seul. A l’âge de 7 ans, il est envoyé en pensionnat à Cheam, dans la campagne anglaise, puis en Allemagne, avant de revenir en Ecosse. C’est là, en 1937, que Philip apprend le décès, dans un accident d’avion, d’une de ses sœurs, avec son mari et ses enfants en bas âge. «Quand il avait besoin d’un père, il n’y avait simplement personne», estime Michael Parker, un ancien premier secrétaire du prince Philip, dans une interview à The Independent en 2014.
Le jeune homme serre les dents et se construit seul. Sept décennies plus tard, il confiera à la journaliste Fiona Bruce que s’il n’avait pas eu besoin de psychothérapie, alors personne n’en avait besoin.
Lui aime le sport, le grand air et la discipline militaire. La guerre arrive. Le jeune officier de la Royal Navy est logiquement enrôlé. Après avoir été relativement épargné les premières années – ses missions au Sri Lanka ou à Bombay n’étaient guère dangereuses –, ses faits d’armes sont réels en mer Méditerranée. En 1943, le futur duc d’Edimbourg est second en commande du HMS Wallace, un vaisseau qui participe à l’invasion de la Sicile par les Alliés. Celui-ci est visé par un bombardier allemand, qui le manque de peu mais s’apprête à revenir à l’assaut. Pour le tromper, Philip ordonne de mettre à l’eau une petite embarcation chargée de fumigènes, donnant l’impression d’être des débris du bateau. La ruse fonctionne et au passage suivant, le bombardier vise cette fausse cible, permettant au navire de s’échapper, sous le couvert de la nuit. L’histoire ne sera révélée que par l’un des hommes d’équipage soixante ans plus tard.
Au lendemain de la guerre, il se rapproche de sa lointaine cousine Elisabeth, qu’il avait rencontrée des années plus tôt, quand celle-ci avait 13 ans. La romance est assez courte et, malgré les réticences initiales du roi George VI qui trouve sa fille trop jeune, le mariage est officialisé en 1947. Mais le futur prince aux sœurs allemandes est prié de faire taire ses origines étrangères. Il devient anglican, renonce à ses titres grecs et danois et prend le nom de famille de Mountbatten-Windsor (Mountbatten est l’anglicisation de Battenberg). Ses sœurs, dont l’une est mariée à un ancien officier SS, ne sont pas conviées au mariage.
A la demande de Winston Churchill, la reine choisit même d’appeler la famille simplement Windsor, ayant délaissé le nom de Mountbatten. «Je suis le seul homme du pays qui ne peut même pas donner son nom à ses enfants», se plaint-il alors, d’après son biographe, Gyles Brandreth. Il doit aussi renoncer à sa carrière militaire, qu’il adore. «C’était décevant, reconnaîtra-t-il des années plus tard. Je venais d’être promu commandant et l’aspect le plus intéressant de ma carrière dans la Navy venait de commencer.»
Une soudaine stabilité
Sept décennies à jouer les faire-valoir commencent alors. A 26 ans, une immense période de stabilité s’ouvre après une jeunesse étonnamment tumultueuse. Quelles traces resteront de ces sept décennies? Son long engagement auprès de l’association écologique WWF? Les quelque 850 organisations et associations qu’il a présidées, jusqu’à sa «retraite» en 2017? La création des récompenses du duc d’Edimbourg, qui ont motivé des générations de collégiens et lycéens britanniques à faire du volontariat?
Sa vie privée, qui a peut-être été plus tumultueuse que ne le veut l’histoire officielle? La série The Crown a repris à son compte la rumeur d’au moins une liaison, sans pour autant apporter de preuve définitive, même si Philip et Elisabeth font chambre à part depuis des décennies. «Vous avez réfléchi au fait que, depuis quarante ans, je ne vais jamais nulle part sans avoir un policier qui m’accompagne? Comment est-ce que je pourrais [avoir eu une aventure]?», a-t-il expliqué à The Independent.
La vérité est que toute cette vie de prince consort ne l’intéresse guère. «Ce n’était pas mon ambition de devenir président du Comité de conseil du battage de monnaie (Mint Advisory Committee). Je ne voulais pas être président du WWF. On m’a demandé de le faire. J’aurais nettement préféré rester dans la Navy, franchement.»
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Dans une interview en 1984, il a tenté de résumer sa place. «Je n’y pense pas vraiment comme à un rôle. C’est juste une façon de vivre. Je fais juste ce qui me semble être la chose censée à faire.» Faire son devoir et serrer les dents, comme au pensionnat. Et surtout éviter de «construire une image», un concept qu’il abhorre. A Michael Parker, lorsqu'il lui offre le rôle de premier secrétaire, il le résume ainsi: «Il m’a dit que son rôle en premier lieu, en second lieu, et jusqu’à la fin était de ne jamais décevoir [la reine].» L’histoire ne dit pas s’il a réussi, mais jusqu’au bout, Philip est toujours resté à ses côtés, fidèle à cet engagement.