Disons-le d’emblée: nous aurions préféré, et de loin, interroger Delphine Ernotte. Nos courriels et nos appels répétés, motivés par cette tempête sur le service public européen de l’audiovisuel que pourrait bien préfigurer le vote du 4 mars sur l’initiative «No Billag», n’ont malheureusement pas percé le mur d’indifférence aux médias étrangers derrière lequel elle se retranche. Comment, dès lors, tenter de cerner la personnalité de cette première femme propulsée, à la surprise générale, à la présidence de France Télévisions en deux tours de scrutin, le 23 avril 2015?

D’abord en assistant à ses (rares) apparitions publiques. Puis en interrogeant ceux qui la pratiquent presque au jour le jour: délégués syndicaux, conseillers ministériels, journalistes parisiens spécialisés dans les médias. Et c’est là que les choses se corsent: patronne de près de 10 000 salariés, forte d’un budget de 2,5 milliards d’euros réparti entre cinq chaînes (France 2, France 3, France 4, France 5 et France O pour l’outre-mer), Delphine Ernotte est une femme de télévision qui refuse d’incarner le service public à l’ancienne, sans savoir définir celui de demain.

Pur produit des télécoms

Rémy Pflimlin, son prédécesseur décédé en décembre 2016, semblait tout droit sorti d’un placard de l’ORTF, multipliant les références à tel animateur ou à telle émission, et distillant les anecdotes récoltées sur les routes télévisuelles de France. Patrick de Carolis, qui occupa le siège sous les mandats de Jacques Chirac, contait les secrets de l’Elysée rapportés par Bernadette, l’épouse du président dont il était le confident journalistique. Bref, un certain parfum d’ORTF flottait toujours, avec ces dirigeants biberonnés au petit écran, sur le vaisseau France TV de l’esplanade Henri-de-France, face à la Seine.

Rien de tel avec l’ingénieure Delphine Ernotte, pur produit des télécoms, et notamment d’Orange, où elle fit l’essentiel de sa carrière. Lors d’un dîner au Sénat, au printemps 2017, un producteur l’interroge sur le malaise autour de Michel Field, auquel elle confia d’abord les rênes de l’information avant de le laisser s’enliser, puis démissionner face à l’hostilité des journalistes. Réponse? «Les personnes comptent moins que l’enjeu: produire une information de qualité face aux ravages des réseaux sociaux.»

Idem en fin d’année, lorsque 84% des membres des rédactions nationales votent la défiance contre sa présidence, ne l’estimant pas capable «de préserver la qualité et les moyens de l’information». «Avec un projet ambitieux, innovant et porteur d’avenir, nous pouvons aller vite, répond-elle imperturbable quelques semaines plus tard au Journal du Dimanche. Les défis de la transformation, c’est tous les jours.» Jamais une histoire. Jamais un morceau de récit télévisuel. Aucune connivence avec les téléspectateurs. Elue seule contre tous, Delphine Ernotte reste isolée. Mal cadrée. La greffe cathodique n’a jamais vraiment pris.

Enjeu identitaire

L’heure est pourtant cruciale. En guise d’avertissement, Emmanuel Macron a lancé une bombe. Le très numérique chef de l’Etat quadragénaire, pour qui le service public de l’audiovisuel appartient au «monde ancien», aurait même qualifié France TV de «honte en termes de gouvernance» (propos démentis ensuite). Plus précis encore: la ministre de la Culture, l’éditrice Françoise Nyssen, peu férue d’écrans, a rajouté «qu’aucune piste ne doit être écartée» en vue d’une future réforme, destinée à la fois à dégraisser ce mammouth hexagonal pour le rendre plus économe et à placer télés et radios sous l’autorité d’une présidence unique, style BBC.

Ne faut-il pas, dès lors, monter au créneau pour justifier les 138 euros par an de redevance payés par les contribuables français? «Le problème de Delphine Ernotte est qu’elle n’a pas du tout saisi l’enjeu identitaire, estime un administrateur de France TV. Quand on la côtoie, on se demande toujours si elle aime la télévision publique.»

L’intéressée ne cherche d’ailleurs pas à démentir cette impression. Comme si la distance était pour elle une arme, au moment où la foudre budgétaire élyséenne s’apprête à tomber sur le service public. Bruno Studer est député La République en marche, le mouvement macroniste. Il préside à l’Assemblée la commission des affaires culturelles: «Attend-on du service public des jeux infantiles, comme ceux proposés par les chaînes privées? interrogeait-il récemment sur France Info. Peut-on accepter que les droits d’auteur des productions financées par France Télévisions ne soient pas réinvestis dans les chaînes publiques?»

«Une ténacité remarquable»

La litanie de reproches fait mal. Delphine Ernotte, nommée par le CSA pour ses compétences managériales et sa connaissance des tuyaux télécoms, n’a de toute évidence pas gagné la confiance de sa tutelle. Plus grave dans ce puits de rumeurs et de règlements de compte qu’est le Tout-Paris médiatique: elle a perdu à chaque fois la bataille face aux femmes-ministres de la Culture qui se sont succédé, d’un quinquennat à l’autre. Fleur Pellerin, peu prisée des milieux culturels, flirtait avec le secteur numérique qu’elle a fini par intégrer, à la tête d’un fonds d’investissement.

Audrey Azoulay, aujourd’hui patronne de l’Unesco, avait le Tout-Paris du cinéma à ses pieds. Françoise Nyssen, grande dame d’Actes Sud, est l’incarnation d’une sorte de service public des lettres: «L’équation est simple: un service public fort de l’audiovisuel a besoin d’un président fort qui sache le défendre», nous expliquait, avant son décès, Rémy Pflimlin, dépité d’avoir été recalé pour un second mandat.

Reste un atout paradoxal à l’intéressée: sa discrétion. Et l’existence d’un adversaire hors cadre, l’alliance des géants numériques Google et Netflix, susceptible de faire vaciller tout l’écosystème de la production télévisuelle française. Après la révocation du PDG de Radio France Mathieu Gallet pour «favoritisme», Delphine Ernotte est en plus seule à incarner la continuité. Elle ou le chaos? «Sa ténacité a été jusque-là remarquable, juge le député européen Jean-Marie Cavada, ex-PDG de Radio France. Or le service public, face aux ouragans populistes et numériques, a besoin de dirigeants capables de résister.»


Profil

Juillet 1966 Naissance à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques).

1989 Diplôme d’ingénieure à l’Ecole centrale. Entame une longue carrière à France Télécom.

Avril 2010 Devient numéro deux d’Orange, aux côtés du PDG Stéphane Richard.

Avril 2015 Nommée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel à la tête de France Télévisions. Première femme à diriger l’audiovisuel public français.

Décembre 2017 Vote d’une motion de défiance contre elle, adoptée par 84% des journalistes des rédactions nationales de France TV.